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entre ses contours irréguliers des nuages déchiquetés ; puis les crânes de bœuf, l’enclos de pieux grisâtres, l’heure mélancolique, le ciel, comme tout s’accordait avec le filao, arbre de cimetière qui semble fait d’un poudroiement de sable et d’ombre, avec les vaquois portant les cadavres des feuilles pourries sous leurs bouquets de feuilles vertes, avec leurs stipes olivâtres, avec la terre blanchâtre, sous le vent de mer aux sourds bruissemens ! Les troncs des filaos se succédaient, puissans sous la finesse de leur feuillage d’aiguilles. Une émotion vaste aplanissait le cœur. On subissait sans anéantissement la nature, avec la certitude que la fécondité des races indigènes, leur force même de résignation et de soumission, la volonté éducatrice des vainqueurs français, leur avidité d’agir et de construire l’avenir sont elles aussi des fatalités autant que la mort, l’indolence sous un ciel chaud, l’indifférence voluptueuse à l’agitation, et que, du conflit ou de la concorde, suivant l’heure, de ces fatalités se compose un avenir émouvant.

C’est devant les cimetières que nous avons le plus senti le prix de la vie malgache, la poésie et la valeur des tribus diverses. Il y a beaucoup à espérer d’elles, s’il est vrai que, surtout pour des peuplades aussi enfantines la détermination, le calcul, la sagesse du peuple colonisateur, sa politique d’éducation, sont des élémens prépondérans de succès. En leur ensemble, bien plus que des races industrieuses, ce sont des races poétiques, seulement aptes à un travail minutieux et varié, sans grande puissance physique d’action, et les excès d’activité qu’on leur imposerait précocement ne pourraient que les épuiser, enrichir leurs cimetières, détruire dans la Grande Ile l’humanité indigène comme les Anglais ont détruit les Australiens et les Tasmaniens dans leurs vastes îles. Or, notre nation d’intellectuels et de soldats artistes n’est point faite pour une telle besogne, et les Malgaches, de leur côté, ont de bien plus précieuses réserves de qualités que les Océaniens. De leur poésie, de leur génie musical, de la finesse des gens du Centre, de la rudesse des populations du Sud, notre domination peut obtenir une race plus souple qu’énergique, mais appropriée à extraire de cette grande terre pauvre le maximum de richesse, qui n’y peut venir de la quantité des matières les plus précieuses à la civilisation européenne, mais de la diversité incomparable des produits.


MARIUS-ARY LEBLOND.