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souffrent ni interruption, ni retard. D’abord adversaire, puis maîtresse du Canal de Suez, elle voit que « la grande route de l’Europe aux Indes tend de plus en plus à passer par la vallée de l’Euphrate et les plateaux de l’Iran[1]. » Longtemps elle a contenu, dans les régions iraniennes, la poussée moscovite définitivement enrayée par son allié le Japon. Mais voici un autre sujet d’alarme : par la vallée de l’Euphrate, le Drang germanique avance à pas de géant, et avec lui les espoirs grandioses de la Weltpolitik. Concurrente de l’Angleterre sur tous les marchés du monde, l’Allemagne vient imposer sa prépondérance économique jusqu’au cœur de l’Asie anglaise. Ses industriels, ses commerçans, reprennent en le modernisant le « grand projet » de Bonaparte et de Paul Ier. Pacifiquement, ils vont conquérir l’Inde, au risque de frapper la métropole d’un « coup mortel. » La ligne de Bagdad détournera de Suez le trafic de la Perse méridionale, menacera le monopole anglais dans l’océan Indien, atteindra gravement l’orgueil de l’impérialisme britannique.

Mais il faut compter avec l’Angleterre. Elle occupe l’Egypte, dont le Hedjaz et l’Yémen sont une dépendance historique : l’Arabie a toujours suivi la fortune des maîtres du Nil. Or, la péninsule arabique donne la maîtrise des voies de terre et d’eau entre l’Europe et l’Inde, aussi bien du Canal de Suez et de la mer Rouge que des chemins de fer dirigés par la Mésopotamie vers le golfe Persique. Cette maîtrise est l’objectif de l’Angleterre ; de tous les côtés à la fois, elle a donc entamé l’Arabie. Au Nord, la presqu’île du Sinaï, allongée en pointe entre les golfes de Suez et d’Akaba, fait partie de l’Egypte depuis les conquêtes de Méhémet-Ali. On n’a pas oublié le récent conflit anglo-turc sur cette frontière à propos de l’oasis de Tabah[2]. La vigilance britannique a fait reculer le Sultan ; elle a fermé à son chemin de fer de Damas à la Mecque un utile débouché sur la mer. Au Sud, la pénétration dans l’Yémen a pour base le port d’Aden dont l’hinterland s’étend sans cesse par des traités passés avec les cheikhs de l’intérieur, si bien qu’on songe à construire une voie ferrée jusqu’à Sanâa. Dans l’Oman, l’émir de Mascate s’est mis sous le protectorat de la Grande-Bretagne pour échapper à notre influence. Quant aux côtes du golfe Persique, lord Curzon les a

  1. Élise Reclus, Géographie universelle, IX. L’Asie Antérieure.
  2. Voyez le Conflit anglo-turc dans la Revue du 1er juillet 1906.