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« Je me retire, mon très cher comte, parce que la partie n’était plus tenable. Bien persuadé que ceux qui n’ont pas bu à la coupe de la Révolution, ne doivent pas se présenter à la Restauration, j’avais demandé à ne pas changer de place et je croyais l’avoir obtenu ; mais je n’ai pu échapper à l’activité de mes amis. Ils m’ont affamé, ruiné, désespéré. Ils m’ont forcé de représenter mon maître à mes frais pour un tiers au moins pendant près de trois ans ; et lorsque j’ai eu dévoré tout mon argent et même celui de ma femme (ce qui me crucifie tout à fait), je me suis vu obligé de demander moi-même mon rappel. Je passerai en courant sur mes biens confisqués en Savoie et j’irai à Turin, où j’espère bien pouvoir louer une boutique au moyen d’une pension de huit à neuf mille francs. Voilà mon histoire, mon cher comte, je profite pour vous l’envoyer d’une occasion parfaitement sûre. J’espère qu’à la réception de la présente, vous ne me refuserez pas une messe de Requiem.

« Que pourrais-je vous dire sur moi-même ? Je sais que vous avez été ici ce que vous êtes aujourd’hui à Rome ; ces deux points me semblent incontestables. Je sais de plus que vous êtes considéré à Rome autant que vous le méritez. J’espère que l’arrangement des Églises sera votre ouvrage et qu’éternellement on s’en souviendra. Je n’ai cessé de penser à ce que vous m’avez dit sur Rome. Comme ami et même, comme créature raisonnable, je ne balancerais pas. C’est le père de famille qui tâtonne. Un emploi intérieur pourrait faciliter l’établissement des enfans ; voilà tout le mystère, Au reste, monsieur le comte, Dieu me préserve de déplacer M. Barbaroux. Je me rappelle toujours le beau mot de d’Aguesseau : Dieu me préserve d’occuper la place d’un homme vivant ! Ce ne serait donc que dans le cas où M. Barba- roux voudrait se retirer librement, et dans ce cas même, je remplacerais difficilement un homme exercé aux affaires de ce climat qui a ses caractères particuliers.

« Vous ne pourrez plus me répondre qu’à Turin, et si ce n’est pas par occasion, rappelez-vous que la lettre sera décachetée[1].

« Quelle aimable personne j’ai connue dans la personne de Mme la duchesse de Damas ! et avec quel plaisir j’ai parlé de vous librement ! J’en avais besoin. Je serais extrêmement assidu auprès d’elle si je ne partais pas incessamment. Un mois ne m’a

  1. Il convient de rappeler qu’à cette époque, le cabinet noir fonctionnait dans la plupart des États d’Europe.