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assez joli garçon et tout va à merveille, excepté que nous n’avons pas de pain. Mais à quoi cela sert-il ?

« Rodolphe veut absolument que je vous présente ses hommages. Quant à ma famille féminine, qui sait si j’aurai le plaisir de la présenter un jour à Mme la comtesse de Blacas ? Je l’espère un peu. En attendant, monsieur le comte, quel plaisir pour moi de me trouver être une vieille connaissance de votre excellente moitié ! Je n’en savais rien ; mais, puisque vous me l’assurez, j’en suis ravi, et je lui présente mes hommages avec une confiance toute particulière.

« Je trouve que vous avez parfaitement bien fini vos affaires. Personne ne peut se plaindre qu’on en revienne au fameux Concordat. Mais je n’ai plus le temps de parler. Il me paraît impossible qu’une certaine princesse russe soit à Rome et que vous ne la voyiez pas souvent[1]. Mettez-moi à ses pieds, je vous en prie, et dites-lui que tout ce qui en a le droit chez moi l’embrasse tendrement. Quant à moi, j’embrasse monsieur son cher époux !

« Mon cher et très cher comte, je suis à vous plus que je ne puis vous le dire. Jamais je n’ai varié, et vous le savez bien ; depuis nos angoisses communes, vous avez fait fortune. Que Dieu en soit loué et l’augmente tous les jours. Vous devez bien encore avoir des momens gris-bruns ; fiat lux ! Pour moi, je suis enterré, et les quatre sceaux sont mis sur ma tombe. Comme vous ne pouvez pas soulever la pierre, approchez au moins l’oreille pour entendre. Adieu ! adieu ! cher comte. Aimez toujours un peu ma cendre parlante qui vous aime toujours comme si elle était encore organisée. Je ne sais point encore dans ce moment que mon successeur soit en route. »


On voit qu’au moment où était expédiée cette affectueuse lettre, la date du départ de Joseph de Maistre n’était pas encore fixée. Elle le fut, à l’improviste, dans le courant du mois de mai. Une flotte de vaisseaux de ligne partait de Russie pour aller chercher en France quelques milliers de soldats russes appartenant à l’armée d’occupation. Elle devait aborder au Havre ou à Cherbourg. Il n’était pas difficile à l’envoyé de Sardaigne de se faire autoriser à prendre place avec sa famille sur un de ces bâtimens qui devaient mettre à la voile au commencement de juin.

  1. La princesse Gagarine, sœur de Mme Schwetchine, dont, pendant son séjour, à Saint-Pétersbourg, le comte de Blacas fréquentait assidûment le salon.