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nature en bloc avec son sublime et son désordre apparent. « Je crois dans la chair et dans ses appétits. Voir, entendre, toucher sont des miracles. Chaque partie, chaque bribe de moi est un miracle. » Et ailleurs : « Je crois que je pourrais retourner avec les animaux, vivre avec eux. Ils sont si calmes, si satisfaits de leur sort ! Ils ne gémissent pas, ils ne suent pas le sang à cause de leur condition, ils ne gisent pas les yeux ouverts dans les ténèbres en parlant sur leurs péchés, ils ne se rendent pas malades à discuter leurs devoirs envers Dieu. »

Indépendant de tout et de tous, égal à quiconque, fier des acquisitions de sa propre expérience, curieux, indiscipliné, orgueilleux, sans tare, jeune des puissances de la jeunesse, Whitman est le prototype de cet individualisme qui est la base de la démocratie : « Et nul, pas même Dieu, n’est aux yeux de chacun de nous plus grand que soi-même. Quant à celui qui marche dix pas sans sympathie pour son prochain, il suit ses propres funérailles, drapé dans son suaire. » Ecoutons enfin cette déclaration : « Je ne suis ni pour les institutions ni contre elles : qu’avons-nous, elles et moi, de commun ? — Je voudrais seulement créer cette institution : la précieuse tendresse de camaraderie. »

C’est en dehors de toute foi religieuse, par la seule confiance où il est de la persistance de sa personnalité que Whitman arrive à la certitude de l’immortalité : « Je sais que je suis au-dessus de la mort. » Il croit à la vie future, sans enfermer sa croyance dans aucune promesse précise. Son optimisme suffit à entretenir en lui la pensée vague, mais constamment présente, d’une vie au-delà du tombeau : « J’ignore ce que nul n’a expérimenté, ce qui vient après ; mais je sais que cette condition sera suffisante et qu’elle ne peut manquer. Il ne peut être anéanti, le jeune homme qui est mort et qui a été mis en terre, ni la jeune femme qui est morte et que l’on a étendue à son côté, ni le petit enfant qui a frappé à la porte, puis qui est revenu en arrière et qu’on n’a plus vu jamais, ni le vieil homme qui a vécu sans but et qui le sent avec une amertume pire que le fiel, ni l’habitant de la maison de misère ravagé par l’alcool et la débauche, ni rien sur la terre et en dessous dans les antiques tombes. Chaque être qui passe est maintenu, chaque être qui s’arrête est maintenu ; pas un qui puisse disparaître. » Le poète affirme : « Tout va et vient, en avant, en arrière, rien ne s’affaisse ;