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serais-je respectueux et soumis aux convenances ? Ayant poussé jusqu’aux profondeurs, coupé des cheveux en quatre, disputé avec les doctes et spéculé haut, j’ai constaté que cette chair qui habille mes os m’était douce entre toutes les chairs. Si j’adore une chose plus que l’autre, c’est la belle santé de mon corps et de ses membres. » Et plus loin : « J’ai entendu répéter ce que l’on conte de l’Univers, je l’ai entendu ressasser pendant plusieurs milliers d’années. C’est une explication qui en vaut une autre, mais n’y a-t-il rien à dire de plus ? » Et lui-même répond : « J’attends une race neuve, née pour dominer celles qui la précèdent, pour se hausser encore par les luttes nouvelles, par les débats nouveaux de sa politique, de sa littérature, de sa religion, de ses inventions, de ses créations d’art. Je l’affirme, aucun homme n’imagine encore quelle chose divine il est en lui-même et comme elles sont certaines les grandeurs de l’avenir. »

Tels passages des poésies de Whitman contiennent des énumérations d’objets, de lieux, de qualités, présentées avec la crudité d’un inventaire. Il a un besoin irrésistible de noter, sans une omission, tout ce qu’il voit autour de lui : « Vois les steamers fumer à travers mes poèmes, vois le flot des immigrans qui monte et qui s’installe ; vois les pâturages et les forêts, vois les animaux sauvages et domestiques, vois les cités solides et vastes, vois les fermiers labourer les terres, vois les mineurs creuser les mines, vois les usines innombrables, etc. » D’autres ont passé inattentifs, lui veut nommer ce qui est ; il le fait avec un accent de sincérité qui force qu’on l’écoute. Ce n’est pas l’effet de l’imagination créatrice d’un poète doué pour transfigurer le réel ; c’est au contraire la fraîcheur d’esprit d’un peuple nouveau-né découvrant le monde dans une griserie d’images. Sa pensée ne voile pas de mystère ce qui nous est familier, elle ne cherche pas à renouveler le connu par quelque sortilège : c’est de la vérité seule et nue qu’il fait son thème : « Donnez-moi la vie crue et violente et je serai votre poète. » Quelle que soit pourtant sa brutalité, jamais rien ne décèle en lui cette bassesse qui se détache du raffinement, pour goûter la perversion. Ce que l’on a constaté chez Whitman, c’est la totale absence de goût et de choix, des impulsions de primitif et, dans le domaine de la pensée consciente, un parti pris de réaction contre tout ce qui s’appelle dogme et sommation.

Ce n’est pas la beauté de la nature qu’il chante, mais la