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Il demandait comment s’écoula l’hiver qui si rapidement avait renversé nos attentes de victoire. Jour après jour l’espoir tomba, l’orgueil aussi d’abord. Le Roi passa, et Bismarck, et la Cour[1]. Nos maisons fouillées, les armes prises ou rendues. Mon père n’attendit pas cet ordre. Sans promettre de laisser son épée au fourreau, il refusa de la rendre au commandant général. Devant cette fierté, l’ennemi s’inclina.

On doit comprendre ce qu’il éprouva de toutes les phases de cette guerre, de sa durée et de son issue. Rien ne lui fut épargné : hier l’ennemi, aujourd’hui l’inquiétude au sujet de son fils. Cependant cette crainte s’atténua lorsqu’il le vit reprendre la liberté de ses mouvemens.

En 1878, Robert partit pour l’Islande[2]. Ces mers désolées nous attristaient déjà.


Les brumes dans lesquelles je vais vivre, nous disait-il, sont en harmonie avec l’état de mon esprit. Ne me croyez pas découragé, non, nous avons le droit d’espérer encore, d’espérer toujours, puisque notre patrie nous reste et qu’on se retrempe par un amour éprouvé. Mais je ne suis plus le même. J’ai vu 70. C’est une époque qui marque la vie d’un signe ineffaçable.


Mon pauvre frère, naguère si confiant, s’attristait maintenant de la vie, il en voyait les dessous, le fond si dur. En lui, le coin vert de l’âme, selon l’expression du poète, s’était rembruni.


Je suis, — écrivait-il, — à cette période où l’on sent bien des choses nous échapper. Nous autres marins, nous avons des détresses d’isolement que les hommes mêlés au monde ne connaissent pas.

En face de l’horizon qui s’étend nous allons d’une vague à l’autre, d’un regret à un autre regret, et toujours ainsi.

Les années s’écoulent, l’avenir nous manque, à nous dont les jours dépendent d’une goutte d’eau, d’une pierre heurtant la coque de notre bateau. Il faut faire retraite.

  1. Le général Manteuffel habita notre maison. « Nous mangerons la France, » laissa échapper un officier de son état-major.
  2. Pour la protection de la pêche. En Islande comme à Terre-Neuve cette protection est indiquée. « Si nous l’abandonnions, ce serait un coup funeste ; pour nos marins militaires, la pêche est une école, une pépinière de marins tous Bretons. » Quelle école plus rude ! Les récits des pêcheurs Islandais et Terre-neuviens, qui ne les connaît dans leur dure vérité ?