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que Paris fut ouvert, on apporta notre correspondance, toutes nos lettres depuis cinq mois, chacune dans son enveloppe, mais ouvertes d’un coup de canif. Aujourd’hui l’ennemi les rendait en masse, grevées d’une taxe considérable. L’arriéré de tant de mois, l’objet de tant d’attente et d’espoir était là, pêle-mêle… Nous cherchions nerveusement la chère écriture de l’absent. Vaine recherche, le pauvre enfant n’avait pas écrit.

Mme B. de F… à Mlle Le Brieux.

6 février 1871.

Chère amie,

Qu’es-tu devenue depuis si longtemps, dans une telle tourmente ? Je viens te dire qu’A. de B… m’a parlé de ton frère dont le genou a été traversé d’une balle aux derniers jours de décembre. Il faisait partie de la seconde armée de la Loire. Si je t’en parle, ma pauvre amie, c’est parce que je peux t’affirmer que le danger est passé.


Voilà donc des nouvelles, mais quelles nouvelles ! J’avais lu cette lettre tout bas pendant que mon père et ma mère parcouraient les leurs en se les communiquant. Il s’en trouvait une de M. l’abbé Léon d’E…, une autre aussi du colonel de L…[1], fidèle compagnon de mon père pendant la guerre d’Italie… combien d’autres, précieuses, intéressantes, désirées… « Toujours rien de lui, « dit ma mère en me regardant avec des yeux pleins de larmes, comme s’ils m’interrogeaient. Ces pauvres cœurs n’osaient traduire leur pensée tout entière tant ils redoutaient un malheur. Il fut impossible de rejoindre Robert, on ne recevait rien de lui, ni sur lui. J’aurais dû parler à mon père, mais je n’osais pas…

Un soir, nous nous promenions, ma mère et moi ; quelques paroles s’échangeaient entre personnes se connaissant. M. D… s’approcha : « Madame je suis dans la plus grande admiration… — Pourquoi ? dit ma mère, déjà inquiète. — Pour la glorieuse mort de monsieur votre fils. » J’expliquai tout, mais de telles anxiétés n’admettent rien. Ma mère ne m’écouta pas et se hâta de rejoindre mon père. Il s’attendrit. Ah ! ces larmes d’homme sur ce visage de force et de souffrance !…

  1. « Tel que je le connais, brave comme la lame de son épée, il a dû se battre. » C’est du lieutenant-colonel de Lockner, dont parle mon père. Les Convulsions de Paris, par Maxime du Camp, p. 359. Lettre de Mme B… née de Lockner. Rapport du marquis de La Rochetulon. Id., 362. Le fort du Mont-Valérien était sous le commandement du lieutenant-colonel de Lockner ; mon père l’ignorait.