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En rade de Toulon, mai 1863.

A ma famille.

Je voudrais être poète, compositeur, peintre, pour vous faire sentir ce que je garde en mon âme de doux et de fort, de triste, mais de radieux.

J’étais revenu vers vous pour mourir et vous m’avez fait vivre.

Cette vie dont je jouis aujourd’hui, je vous la dois doublement, grâce à votre amour. De nouveau je me livre à la mer que j’aime aussi. Mon bateau m’intéresse, me plaît : il a un nom d’éclat, le Diamant[1]. Bientôt je serai enseigne.

Si je ne vous vois plus, écrivez-moi. Si je suis loin, aimez-moi.


Robert navigua sous le ciel chaud du Sud, le long des rives méditerranéennes ; il y passa deux années brillantes et heureuses, les plus heureuses peut-être de son existence, auprès d’un commandant de valeur, instruit, d’une distinction parfaite[2], et d’un enseigne, officier d’avenir très brillant[3]. Ainsi composé, l’état-major laissa de son passage des traces d’amabilité et de courtoisie. Le léger aviso s’arrêtait aux petites villes du littoral ; on y descendait, pour reprendre un peu par intermittence les causeries spirituelles et joyeuses de la vie mondaine. Les visites, la danse, la musique occupaient leurs instans à terre. Ajouterai-je que les échos de la belle Provence, « cet Orient de la France, » auraient pu répéter quelques propos d’amour ?


Hyères, Nice, le Golfe Juan, fertiles en souvenirs de gaieté vive, d’espérance. Au-dessus de soi, l’azur, le vaste ciel ; en soi, un bleu non moins beau, celui de la jeunesse, seul printemps qui ne se renouvelle jamais.


Les années vinrent, les grades aussi. L’aspect des choses varia sensiblement. Changeant de bâtimens, de milieux, d’horizons, on passait de la Méditerranée à l’Océan, de l’Océan à des mers plus lointaines. Les climats, la configuration du sol, les races, les mœurs différaient, ce qui intéressait mon frère, portait son esprit à l’observation, le fixait. « Je prends des notes sur tout ce que je vois et j’entends. »

  1. Deux mois après, il passa du Diamant sur le Passe-Partout.
  2. M. Sibour, d’ancienne famille méridionale.
  3. M. Roustan.