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a consacré d’attachans ouvrages, sont pour lui plus authentiquement modernes que les légistes et les humanistes. Il ne connaît pas de synchronisme plus mémorable que la rencontre d’événemens qui marqua l’année 529 ; ici sa pensée médite, sa plume s’émeut :

« Pendant que Justinien fermait à Athènes le dernier sanctuaire de la philosophie païenne, la sagesse chrétienne élevait le sien dans les montagnes du Samnium, et offrait aux amans de la perfection des conseils et des préceptes que Socrate avait ignorés. C’est en cette année que le diacre Benoît, ascète qui, dès l’enfance, avait fait avec la solitude un pacte presque surnaturel, gravissait le mont Cassin, y détruisait un bois sacré avec un temple d’Apollon, et dressait sur leurs ruines ce monastère fameux, devenu la métropole religieuse de la plus grande famille d’âmes que l’Eglise ait abritée dans son sein. Si l’on considère d’un côté la stérilité de la philosophie païenne, qui n’a exercé sur la vie sociale aucune influence appréciable, et de l’autre la fécondité de l’ordre bénédictin, dont les colonies ont occupé et civilisé tout l’Occident, il ne sera peut-être pas téméraire de considérer cette année 529 comme marquant un des points culminans qui séparent le monde nouveau du monde antique[1]. »

Dans l’armature de l’histoire universelle, telle que M. Kurth la conçoit, il n’y a pas place pour trois compartimens : l’humanité n’a eu que deux âges et n’en aura jamais que deux ; et le chronographe byzantin qui jadis inventa l’ère chrétienne nombra les années jusqu’à la fin des siècles. Entre ces deux âges, l’opposition est « nette et brusque : rien de plus vif que l’arête de la ligne de faîte qui les sépare… Ce qui distingue ces deux sociétés, c’est leur conception de la vie, c’est la réponse qu’elles font l’une et l’autre au problème de l’existence… Le bonheur du païen n’est pas possible sans l’infortune obligatoire de la majorité du genre humain. Le chrétien ne peut être vraiment heureux que s’il fait participer à son bonheur la plus grande partie de ses semblables[2]. »

Il s’en faut de beaucoup, d’ailleurs, que notre historien considère l’ère chrétienne comme le développement logique et presque mécanique du grand fait religieux qui en est le point de départ ;

  1. Kurth, Les Origines de la civilisation moderne, II, p. 34-35.
  2. Kurth, L’Église aux tournans de l’histoire, p. 3, 4 et 8 (Bruxelles, Société belge de librairie, 1900).