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patriotisme linguistique » et l’indifférence complète pour le langage, devenu, à l’époque moderne, l’un des signes les plus caractéristiques d’une nationalité. Belges et Gaulois, au temps de César, parlaient des idiomes différons : ils s’unirent pourtant contre Rome. Inversement, Eduens et Séquanais, qui usaient de la même langue, se traitaient en frères ennemis. L’époque mérovingienne et l’époque carolingienne nous font assister à un certain nombre de partages de territoires : jamais on ne se préoccupa de grouper les populations d’après la langue qu’elles parlaient, même lorsque ce groupement semblait tout indiqué. Il n’est pas jusqu’au fameux partage de Verdun, de l’année 843, où l’on ne soit frappé de l’absolu mépris dans lequel furent tenus les intérêts linguistiques.

Tout le long du moyen âge, l’histoire de Belgique, telle que l’interprète M. Godefroid Kurth, conduit aux mêmes conclusions. Le patriotisme flamand fut le même à Lille, à Douai et à Orchies, où l’on parlait français, qu’à Bruges et à Ypres, où l’on parlait flamand ; s’il y eut des partisans de la France en certain nombre dans une ville, ce fut au cœur du pays de langue flamande, à Gand ; et les mêmes bourgeois de Bruges qui devaient, au début du XIVe siècle, être les champions de la liberté flamande dans les plaines de Courtrai, signaient en français, en 1298, un acte officiel de leur commune.

Le XVe siècle, où l’esprit d’autonomie des vieilles populations flamandes entre en lutte contre la maison de Bourgogne, voit sourdre une certaine opposition des langues ; mais encore cette opposition n’a-t-elle rien de systématique ; et pas un instant, durant toute cette guerre, la question linguistique ne fut posée d’une façon formelle. Même aux heures les plus graves des siècles qui suivirent, la langue française ne fut jamais considérée comme le symbole de la domination étrangère ; et les bourgeois qui, sous la Révolution, travaillèrent le plus vigoureusement contre les Jacobins, restèrent, en même temps, les agens les plus énergiques de la « francisation. » Voilà comment l’histoire locale, observée de très près, peut amener à résipiscence, ou tout au moins à réflexion, les théoriciens plus ambitieux qu’attentifs, qui volontiers attribuent à l’émulation des idiomes l’inimitié des peuples et qui se servent de la linguistique comme d’un tremplin politique.