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Quel est donc le poète qui a dit : La patrie est ce coin mystérieux de rame où l’homme et la terre se parlent d’amour ?

Je restais là immobile, élargissant mon âme et mon regard pour mieux saisir et garder ce que je voyais pour la dernière fois, afin d’emporter infinissable en moi, inoubliable, le sol, l’espace, la lumière, les cieux, tout ce qui constitue la Patrie. Vous trois, aimez-moi, écrivez-moi.


Nous aurions dû être avec lui jusqu’à ce moment, comment nous être refusé cette joie ? Surtout, pourquoi ne la lui avoir pas donnée ?… Regrets, reproches, remords, tout est vain, stérile, alors qu’il a disparu. C’était avant qu’il fallait l’aimer : après, qu’importe ?

Cette heure devait trop tôt sonner. L’ineffable sagesse qui nous laisse ignorans de l’avenir, nous livrait à des préoccupations dont quelques-unes devaient nous charmer. Craindre, attendre, espérer : la vie humaine s’écoule dans ces alternatives. En ce moment c’était l’attente des nouvelles de l’absent. Quelle est la mère, la femme ou la sœur d’un marin qui n’a comme nous dirigé ses pensées, ses regards vers les pays inconnus ?

Lorsqu’on se trouve en face de quelque chose de nouveau, qui ne sait ce que notre imagination peut se créer de fausses idées, de terreur ? Un ciel sans étoiles me semblait menaçant ; les tempêtes, les cyclones, les récifs, les naufrages, les requins… J’avais la crainte des plus petits incidens et ces puérilités faisaient sourire les miens. Ils voyaient mieux et plus loin. Ce à quoi je ne pensais pas, c’était à la guerre (et fatalement il y allait ! ). Mes parens avaient tous les troubles, toutes les inquiétudes et, sans la chercher dans sa mémoire, mon père répétait tristement cette strophe que chantaient naguère mon frère et ses amis :


Où sont-ils les marins tombés dans les nuits noires ?
O flots, que vous savez de lugubres histoires !
Flots profonds redoutés des mères à genoux…
Vous vous les racontez en montant les marées
Et c’est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez le soir quand vous venez vers nous.


III

Le départ de Robert précéda le nôtre. Mon père se rendit à Rouen où se trouvait son régiment, et nous l’y suivîmes. Ce régiment vint à sa rencontre. Il eut alors une heure vraiment, heureuse, et son cœur battit avec transport. Entouré, acclamé, il s’élança sur son cheval ; la