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pendant la journée du 24, est tombé le soir, frappé mortellement de deux balles, l’une au front, l’autre au cœur.

Après avoir combattu depuis le point du jour, à neuf heures votre fils fut blessé au poignet droit ; aussitôt après, le régiment décimé quitta le champ de bataille.

A quatre heures, il s’agissait de couronner l’action générale et de s’emparer du village de Cavriana où se cantonnait l’ennemi encore en force.

Le maréchal[1] passant à cheval nous cria : Des hommes de bonne volonté ! On comprend ce mot et parmi ceux qui se lèvent fut votre vaillant fils qui prit son sabre de la main gauche. Il fut une des dernières victimes.

C’était un brillant officier que ses soldats, ses camarades et ses chefs ont pleuré.


Il n’est point de mots pour une telle douleur. Si une semblable souffrance m’étreignait, que devait être celle de sa mère. Je vis sa torture comme je vis ce champ de bataille où finissait notre bonheur.

Il me restait un pénible devoir à remplir. L’enfant qui nous était conservé, comment l’avertir et l’épargner ?… Que faire… une dépêche, une lettre ? Je partis pour Brest.


V

En vingt-quatre heures je traversai la France, et au Borda je réclamais mon frère. A ma vue il chancela. — « Papa est mort ? — Non. — Mon frère ? » Je me tus, il comprit. Son visage fut subitement creusé et comme rayé de pleurs : — « Ma sœur, emmène-moi. » Nous restons ainsi tous deux, nous isolant sur ce vieux bateau semblable à une ruche, tant il y avait de jeunes gens allant et venant partout, jusque dans les vergues. Nous causions tout bas, navrés, mais soulagés d’être ensemble, plus unis encore par notre malheur commun que par les souvenirs de notre enfance.

Après le premier saisissement, il se laissa raisonner. « Oui, je resterai, il le faut ; mais ne dis pas à papa que tu m’as trouvé si faible. »

Faible, non, mais touché jusqu’au fond de l’âme. Il me fut pénible

  1. Canrobert.