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J’envoie à ma fille un bleuet que j’ai cueilli auprès de ma tente, comme une caresse de celui qui soupire après le retour.

La même enveloppe renfermait une lettre de Jean, la dernière que nous ayons reçue de lui, et se terminant ainsi :

Toi, mère, ma chère Providence sur terre, je t’embrasse de toute mon âme, te suppliant, te conjurant de ne pas te tourmenter pour nous. Les balles nous épargneront et Dieu nous réunira bientôt.

Ce qui ne fut jamais.


III

Le 26 juin 1859, dès l’aurore, une grande victoire, celle de Solférino, fut proclamée dans la ville.

Cette nouvelle nous fit tressaillir… Toute la journée se passa dans cette anxiété de ne rien savoir et d’avoir tout à redouter. Mais quelle nuit plus longue et cruelle, écoulée tout entière dans les visions de la mort, impression impossible à rendre, que le silence et l’obscurité accroissaient encore[1].

Nous restions accoudées au balcon… écoutant sonner les heures…

Nous attendions… quoi ? la lumière, le réveil humain ? En se levant, le soleil sembla nous ranimer, et dans le lointain que nous creusions d’un ardent regard, un point indéfini se mouvait. C’était un employé des postes envoyé bien avant la distribution : « Mesdames, mesdames, une lettre d’Italie ! »

La voilà, cette lettre. Nous la serrions dans nos mains sans pouvoir la décacheter, tant nos doigts tremblaient. Avant ou après ? Du père ou du fils ? Nous avions peur, une mortelle peur. L’écriture n’était ni celle de mon père, ni celle de mon frère.

  1. Dans la nuit du 24 au 25, mon père écrivit pour ma mère ces dernières lignes au crayon : « J’allais sur une hauteur d’où l’on étudiait, avec la longue-vue, les mouvemens de l’ennemi ; — nous étions plusieurs à tout examiner. Il est dix heures, la nuit est pure. Toute l’armée est campée sur le versant de la montagne ; c’est un spectacle qui nous émeut tous. Les feux du bivouac sont allumés. Adieu, vous…
    « Voici l’ordre que nous recevons : Diane à deux heures, repas à 2 heures 1 2 départ à 3 heures. Où allons-nous ?… Le pressentiment d’une grande bataille m’étreint mais me transporte. A vous tout mon cœur. »