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cette position inconnue, à laquelle j’aspirais depuis si longtemps. Je n’avais aucune inquiétude sur l’argent ; car de mes quinze louis, j’en employai deux tout de suite pour acheter deux chiens et un singe. Je ramenai au logis ces belles emplettes. Mais je me brouillai tout de suite avec le singe. Je voulus le battre pour le corriger. Il s’en fâcha tellement que, quoiqu’il fût très petit, je ne pus en rester maître, et je le rapportai à la boutique d’animaux où je l’avais pris, où l’on me donna un troisième chien à sa place. Je me dégoûtai pourtant bientôt de cette ménagerie, et je revendis deux de mes bêtes pour le quart de ce qu’elles avaient coûté. Mon troisième chien s’attacha à moi avec une vraie passion, et fut mon compagnon fidèle dans les pérégrinations que j’entrepris bientôt après. Ma vie à Londres, si je fais abstraction de l’inquiétude que me donnait l’ignorance de la disposition de mon père, n’était ni dispendieuse ni désagréable[1]. Je payais une demi-guinée par semaine pour mon logement, je dépensais environ trois shillings par jour pour ma nourriture et environ trois encore pour des dépenses accidentelles, de sorte que je voyais dans mes treize louis de quoi subsister pendant presque un mois. Mais au bout de deux jours, je conçus le projet de faire le tour de l’Angleterre, et je m’occupai des moyens d’y subvenir. Je me rappelai l’adresse du banquier de mon père. Il m’avança vingt-cinq louis ; je découvris aussi la demeure d’un jeune homme que j’avais connu et auquel j’avais fait beaucoup d’honnêtetés à Lausanne, quand je vivais dans la société de Mme Trevor. J’allai le voir. C’était un très beau garçon, le plus entiché de sa figure que j’aie jamais vu ; il passait trois heures à se faire coiffer, tenant un miroir en main, pour diriger lui-même la disposition de chaque cheveu. Du reste, il ne manquait pas d’esprit, et avait, en littérature ancienne, assez de connaissances, comme presque tous les jeunes Anglais du premier rang. Sa fortune était très considérable, et sa naissance distinguée.

  1. « Aimez-moi, malgré mes folies. Je suis un bon diable au fond. Excusez-moi près de M. de Charrière. Ne vous inquiétez absolument pas de ma situation. Moi je m’en amuse comme si c’était celle d’un autre. Je ris pendant des heures de cette complication d’extravagance, et quand je me regarde dans le miroir, je me dis, non pas : Ah ! James Boscoell ! (allusion à un ancien prétendant de Mme de Charrière) mais : Ah ! Benjamin, Benjamin Constant ! Ma famille me gronderait bien d’avoir oublié le de et le Rebecque ; mais je les vendrais à présent three pence a piece. « Lettre à Mme de Charrière. Mme de Charrière et ses amis, par Ph. Godet tome I, p. 355. Jullien, Genève, 1906.