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je voudrais. Nous allâmes dîner au Palais-Royal. Le hasard fit qu’à côté de moi se trouva un homme que j’avais vu quelquefois chez Mme de Bourbonne et avec lequel j’avais causé volontiers parce qu’il avait assez d’esprit. Je me souviens encore de son nom que la circonstance où je l’ai vu pour la dernière fois (c’était ce jour-là, le 24 juin 1787) a gravé dans ma mémoire. Il s’appelait le chevalier de la Roche Saint-André, grand chimiste, homme de talent, jouant gros jeu et très recherché. Je l’abordai, et, plein que j’étais de ma situation, je le pris à part et je lui en parlai à cœur ouvert. Il m’écouta probablement avec assez de distraction comme je l’aurais fait à sa place. Dans le cours de ma harangue je lui dis que j’avais quelquefois envie d’en finir en me sauvant : « Et où donc ? me dit-il assez négligemment. — Mais en Angleterre, répondis-je. — Mais oui, reprit-il, c’est un beau pays, et on y est bien libre. — Tout serait arrangé, lui dis-je, quand je reviendrais. — Sûrement, répliqua-t-il, avec le temps tout s’arrange. » M. Benay s’approcha, et je retournai finir avec lui le dîner que j’avais commencé. Mais ma conversation avec M. de la Roche Saint-André avait agi sur moi de deux manières : 1o en me montrant que les autres attacheraient très peu d’importance à une escapade qui jusqu’alors m’avait paru la chose la plus terrible ; 2o en me faisant penser à l’Angleterre, ce qui donnait une direction à ma course, si je m’échappais. Sans doute cela ne faisait pas que j’eusse le moindre motif pour aller en Angleterre plutôt qu’ailleurs, ou que je pusse y espérer la moindre ressource : mais enfin, mon imagination était dirigée vers un pays plus que vers un autre. Cependant, je n’éprouvai d’abord qu’une sorte d’impatience de ce que le moment où ma décision était encore en mon pouvoir allait expirer ou plutôt de ce que ce moment était passé ; car nous devions monter en voiture d’abord après dîner, et il était probable que M. Benay ne me quitterait plus jusque-là. Comme nous sortions de table, je rencontrai le chevalier de la Roche, qui me dit en riant : « Eh bien ! vous n’êtes pas encore parti ? » Ce mot redoubla mon regret de n’être plus libre de le faire. Nous rentrâmes, nous fîmes nos paquets, la voiture vint, nous y montâmes. Je soupirai en me disant que pour cette fois tout était décidé, et je pressai avec humeur mes inutiles trente louis dans ma poche. Nous étions horriblement serrés dans le petit cabriolet à une place. J’étais dans le fond, et M. Benay, qui était assez grand et surtout fort gros, était assis sur une petite chaise, entre mes