Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 37.djvu/253

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle fit venir M. de Charrière qu’elle pria d’interroger lui-même sa fille sur ses sentimens pour moi. Mlle Pourras répondit très nettement à M. de Charrière que je ne lui avais jamais parlé d’amour, qu’elle avait été fort étonnée de mes lettres, qu’elle n’avait jamais rien fait et ne m’avait jamais rien dit qui pût m’autoriser à des propositions pareilles, qu’elle ne m’aimait point, qu’elle était très contente du mariage que ses parens projetaient pour elle, et qu’elle se réunissait très librement à sa mère dans ses déterminations à mon égard. M. de Charrière me rendit compte de cette conversation, en ajoutant que, s’il eût aperçu dans la jeune personne la moindre inclination pour moi, il eût essayé de déterminer la mère en ma faveur.

Ainsi se termina l’aventure. Je ne puis dire que j’en éprouvasse une grande peine. Ma tête s’était bien montée de temps à autre ; l’irritation de l’obstacle m’avait inspiré une espèce d’acharnement ; la crainte d’être obligé de retourner vers mon père m’avait fait persévérer dans une tentative désespérée ; ma mauvaise tête m’avait fait choisir les plus absurdes moyens que ma timidité avait rendus encore plus absurdes. Mais il n’y avait, je crois, jamais eu d’amour au fond de mon cœur. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le lendemain du jour où il fallut renoncer à ce projet, je fus complètement consolé. La personne qui, même pendant que je faisais toutes ces enrageries, occupait véritablement ma tête et mon cœur, c’était Mme de Charrière. Au milieu de toute l’agitation de mes lettres romanesques, de mes propositions d’enlèvement, de mes menaces de suicide et de mon empoisonnement théâtral, je passai des heures, des nuits entières à causer avec Mme de Charrière, et pendant ces conversations, j’oubliai mes inquiétudes, mon père, mes dettes, Mlle Pourras et le monde entier. Je suis convaincu que, sans ces conversations, ma conduite eût été beaucoup moins folle. Toutes les opinions de Mme de Charrière reposaient sur le mépris de toutes les convenances et de tous les usages. Nous nous moquions à qui mieux mieux de tous ceux que nous voyions : nous nous engouions de nos plaisanteries et de notre mépris de l’espèce humaine, et il résultait de tout cela que j’agissais comme j’avais parlé, riant quelquefois comme un fou une demi-heure après de ce que j’avais fait de très bonne foi dans le désespoir une demi-heure avant. La fin de tous mes projets sur Mlle Pourras me réunit plus étroitement encore avec Mme de Charrière : elle était la seule