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destinée de cette race encore robuste qui n’éprouve de passion ni pour la guerre ni pour la richesse, — qui s’affaiblit, il est vrai, dans l’amour, mais pousse l’horreur de la promiscuité entre hommes et femmes jusqu’à les séparer dans la mort, ayant des cimetières respectifs, et celle de l’inceste importé par les Sémites jusqu’à ne pas se marier entre cousins germains, — qui, malgré tous les malheurs qu’elle lui a coûtés[1], conserve une inaltérable confiance, — qui poursuit sa vie joviale et crédule dans des cases surélevées dont les cloisons de feuilles sont cousues de lianes, dont les portes ne se ferment pas, extrêmement propres à frotter la maison après les repas et même à se laver les pieds avant d’y rentrer, — et qui enferme ses morts dans deux pirogues renversées l’une sur l’autre et reposant sous les filaos du rivage comme des barques qui ne reprendront jamais plus l’eau.


Même le voisin dangereux qui habite avec lui les bords des lagunes, le crocodile, n’a pu réussir à lui ôter sa confiance. L’indigène vit familièrement à côté de lui, le redoutant et s’en moquant, habile à l’effrayer, tant cet animal est capon, au point de disparaître aux moindres clameurs ou aux bruits de l’orage, et en même temps assez insouciant pour passer un gué sans prendre la précaution de faire du tapage : aussi, assez fréquemment, un indolent est-il enlevé par la jambe, une femme occupée à laver ou un enfant puisant de l’eau sont happés par le bras, disparaissent le plus souvent sans pousser de cri. Cela n’empêche pas les parens de revenir lessiver au même endroit ou emplir leurs cruches, en bavardant et riant.

Le crocodile ne dévore pas à l’instant sa proie : il la broie puis la dépose dans une anfractuosité où il la laisse mariner pour revenir la savourer quand elle sera à point. Lui-même dégage une entêtante odeur de charogne et de vase, visqueux, sale, horriblement laid avec son museau effilé de bête antédiluvienne soudée à un corps lourd de reptile aux mouvemens de poisson, aux nageoires torses et griffues, aux écailles de pierre. Comme ce sont les monstres qui, aux origines des religions asiatiques et au sommet des cathédrales gothiques, dominent les

  1. Histoires de Benyowski, Labigorne, etc. — M. Faucon, qui les a longtemps administrés, va jusqu’à dire qu’ils sont industrieux, en tout cas intelligens, et savent appliquer à l’agriculture des procédés nouveaux.