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avec, seulement de temps à autre, un coup de rame à enfoncer dans le fleuve, est la volupté de la vie betsimisare. Le Betsimisaraka paresse sur l’eau comme l’Arabe fume le kif et l’Indo-Chinois l’opium : c’est la douceur de la fainéantise solitaire, d’une somnolence lumineuse, les yeux ouverts, sur une mollesse qui coule, dans un froissement liquide délicieux ;… c’est le spectacle de la vie qu’il voit double, dans sa réalité, puis dans son reflet, avec le doux égarement animal, comme en songe, de ne savoir bientôt discerner l’une de l’autre ; c’est la jouissance de se laisser traîner par l’eau comme par la vie qui, pour le Betsimisaraka, coule aussi plate qu’un fleuve entre des rives basses, avec des îlots espacés de joies naïves et touffues, avec les reflets vifs des événemens qui passent comme des nuages sur son âme marécageuse et claire sans plus laisser de trace,… la vie sur laquelle il flotte sans éprouver le besoin de monter à la source du fleuve, sans songer non plus qu’il se déverse quelque part : apathique, mais veillant toujours, d’instinct, à ne pas prendre pour un tronc mort le caïman qui est venu respirer à la surface de l’onde.

La stupeur poétique avec laquelle il dort sa vie dans ses rustiques Venises de paradis terrestre, son incorrigible indolence, — il ne plante pas même un bananier et laisse seulement pousser contre sa case quelques cannes pour les vendre aux passans, vivant de pêche, mangeant et buvant dans des feuilles de ravenale, — sa mollesse à la luxure et à l’ivrognerie, sa passivité bestiale à adopter les vices des Européens, l’ont fait condamner par eux comme la race malgache inférieure. C’est que le plus souvent on ne l’a connu qu’à Tamatave, dans la domesticité, abruti par les coups ou avili dans les sentines, ou bien sur la route très fréquentée d’Andévorante à Tananarive. Mais à l’intérieur des forêts il garde une individualité poétique : sédentaire et musicien, il est très impressionnable aux harmonies de la création et particulièrement au chant triste et langoureux du kirombo, oiseau d’un vert métallique dont il recueille certaines parties du corps pour en composer des philtres amoureux, et il conserve un folklore fantastique et aromatique de la faune sylvestre, qui initie les nouvelles générations au mystère présenté par les bois et les eaux à leurs ancêtres exotiques. Et sur la côte même, au bord des lagunes que n’a point ouvertes l’activité française, il n’est rien comme le passage silencieux des piroguiers betsimisarakas pour faire méditer avec sympathie la