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sont des effusions si débordantes que la Seigneurie n’y peut croire ; aussi n’y croit-elle pas. Mais César a d’elle tout ce qu’il veut d’elle pour le moment : qu’elle ne traverse pas son dessein, qu’elle ne renverse pas son édifice. Il gagne du temps, gagne des forces, gagne l’occasion ; son heure approche : il va pouvoir exécuter le grand coup médité pour assurer son État.

Comment ? Si son but est certain, ses moyens sont ignorés, ses voies sont impénétrables. Les plus intimes de ses familiers en sont aux suppositions, comme le premier venu. Machiavel s’informe à droite et à gauche ; l’amico lui dit qu’en allant vers Rome, on pourra séparer les Juifs des Samaritains. Il constate un tristo animo, envers les Vitelli et les Baglioni, chez le duc, qui s’abstient de recevoir leurs envoyés et Ceux de Pandolfo Petrucci. Comme il faut leur couper les dernières racines, faire de ces voisins des ennemis, il raconte que Pandolfo et Giovanpaolo ont voulu le faire, lui, César, roi de Toscane, et que non seulement il a refusé pour ne pas contrister Florence, mais qu’il s’est servi de cette proposition pour les rendre odieux à Louis XII. Il dit un mot successivement de toutes les villes d’alentour : Pise, quel bel assaut, quel exploit pour un capitaine ! Lucques, un fin morceau ! Et comme il faut rompre le faisceau, pour casser les lances une à une, le duc ne tarit pas de tendresses sur les Bentivogli : « il veut les recevoir pour frères, et Dieu a mis les mains à leur réconciliation. » Jamais, après un long affût, le tigre n’a eu des mouvemens plus souples ; voici un César tout nouveau de douceur et de charité.

L’armée se met en route le 10 décembre au matin. Où va-t-elle ? Nul, sauf le duc, ne le sait. Malheur au pays où elle passera : cela n’ira point sans dégâts ; César suivra ses anciens erremens ; il a accoutumé de laisser « grande licence à ses gens, » quoiqu’il se plaigne des Français comme d’une « engeance insupportable, et destructrice de provinces. » Bon nombre l’ont rejoint, par petits paquets, alla spicciolata, ayant entendu dire qu’on vit ici « pour l’amour de Dieu. » Ils y vivront « à discrétion : » « ce qui veut dire, remarque Machiavel, à leur gré, et non au gré de qui les loge. » À Imola, où la Cour est restée trois mois, « ils ont mangé jusques aux pierres, » au grand dommage des paysans, qui, il est vrai, prennent parfois leur revanche, et, quand ils tombent sur des soldats isolés, les détroussent. Un jour les capitaines des compagnies françaises qui