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dépendance fortunée à l’indigence et aux agitations hasardeuses de la liberté. Le moyen de lui rendre agréable cette perspective n’était assurément pas de lui adoucir son exil à Pontarlier, soit en l’abrégeant par de persuasives sollicitations, soit en le partageant avec lui. Emilie savait bien, au reste, que si elle déclarait vouloir se rendre à Pontarlier, on ne la retiendrait plus. En juin 1779, le marquis de Mirabeau écrivait au bailli : « Dans les temps de mœurs, une femme, pénétrée de l’étendue du lien du mariage, aurait pu demander d’être prisonnière avec son mari jusqu’au bout, si on ne le voulait sortir, et l’aurait fait. » Une preuve que le marquis n’était pas éloigné de penser de même en juin 1775, c’est que, peu de mois après, il poussait sa bru hors de sa maison, quoiqu’elle intriguât pour y demeurer.

En septembre 1775, Emilie reçut de son mari une lettre de huit pages, dont personne après elle n’a jamais vu le texte ; mais nous en connaissons le sens et l’importance exceptionnelle. C’était l’exposé d’un état d’âme et d’une situation de fait qui appelaient un secours immédiat et décisif. Mirabeau était arrivé au château de Joux le 25 mai. A peine s’y était-il installé que le gouverneur du château, comte de Saint-Maurris, l’avait intéressé aux préparatifs des fêtes qu’on organisait par toute la France à l’occasion du sacre de Louis XVI. La partie militaire de ces fêtes eut lieu au château ; la partie mondaine et populaire, à Pontarlier. Elles durèrent tout le mois de juin et trois semaines de juillet. Partout, Mirabeau s’y rencontra aux côtés de la jeune et éclatante Sophie de Ruffey, marquise de Monnier, femme du septuagénaire premier président honoraire à la Chambre des Comptes de Dôle. Elle était la reine de ces réjouissances ; Mirabeau en était l’organisateur et le directeur. Ils se convinrent. De semaine en semaine, Sophie parut plus aimable au jeune comte. Cependant, il ne lui fit pas tout de suite le compliment de rompre une intrigue qu’au su de toute la ville il entretenait depuis son arrivée au château de Joux avec la sœur aînée du procureur du Roi, Michaud. A la fin de juillet, le marquis de Monnier emmena sa femme dans ses terres du Jura ; ce ne fut qu’aux regrets et aux ennuis de leur séparation que Mirabeau et Sophie connurent qu’ils s’aimaient. A la fin de septembre, quand Sophie fut près de revenir à Pontarlier, Mirabeau envisagea avec appréhension les suites probables de cette passion naissante.