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compte assez exact et assez détaillé de ma conduite pour éloigner tout soupçon de ton âme : ce n’était pas la peine de me forcer à venir dans ce pays-ci pour m’y croire perdue tout de suite. Que puis-je te dire sur cela ? Tu ne croiras pas plus ma justification que ce que je te mandais auparavant. Je voudrais que tu pusses être une mouche et voir quel genre de vie je mène ; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il s’en faut de beaucoup que celui que je menais étant fille fût aussi sérieux… Est-ce pour déchirer mon cœur que tu me fais des adieux, et que tu me parles de pronostics aussi noirs ? Tu me connais assez pour savoir que cela n’est pas difficile assurément quand il s’agit de toi. Si c’était là ton intention, j’ai grand regret que tu ne te sois pas trouvé à l’ouverture de ta lettre ; je t’assure que tu l’aurais trouvée bien remplie… Mais non, mon bon et unique ami ne veut point me chagriner. Son imagination est vive, elle l’égare quelquefois et il en est la dupe. Crois, mon cher ami, qu’il s’en faut de beaucoup que tu désires autant ta liberté et ton bonheur que je le fais moi-même : cela seul m’occupe, et je ne fais jamais un pas que je n’aie cet objet en vue. Ton père est bien disposé en ta faveur ; il est temps que tu sois traité comme son enfant ; encore un peu de patience et cela arrivera. Je crois, mon bon ami, que je gâterais tout en le joignant en ce moment-ci, parce que nous aurions l’air de nous méfier de lui et de vouloir donner des scènes au public, au lieu que tout le monde sait, que je suis ici par ton ordre, et en attendant que tu aies subi la peine de la rupture de ton ban. Si malheureusement ton flux de sang continuait, ou enfin que tu fusses malade, fais écrire un mot par M. d’Allègre à mon beau-père, pour que cela n’ait pas l’air d’un jeu joué entre nous ; et tu me verras comme de raison empressée à aller te prodiguer mes soins ; mais j’espère que mon tendre ami conservera sa santé, et se servira dans cette occasion du courage qui l’a soutenu dans tant d’autres, et ne fera pas naufrage si près du port en gâtant tout auprès de son père. Adieu, mon bon ami, j’attends avec empressement ta première lettre. J’espère y trouver quelque consolation dont j’ai grand besoin.


A Paris, le 3 décembre 1774.

Je ne croyais pas, mon ami, que tu pusses soutenir aussi longtemps le ton injuste que tu prends avec moi. Me connaissant comme tu le fais, tu dois savoir que ce n’est ni Paris, ni les prétendus plaisirs que tu m’y supposes qui m’y retiennent, mais l’impossibilité morale de le quitter : 1° parce que ce serait (crois-moi sur cet article) gâter absolument tes affaires ; en second lieu, ton père ne me laisserait certainement pas partir sans le consentement du mien dont j’ai reçu un ordre de rester ici dont je l’envoie la copie. D’ailleurs, mon bon ami, je me désespérerais si je croyais que tu eusses encore assez de temps à rester au château d’If pour que ce fût la peine de faire ce voyage de 200 lieues. A peine mes hardes sont-elles arrivées : ton intention en me les envoyant n’était sûrement pas que je repartisse sitôt. Aie un peu de pitié de moi, mon bon ami, ne me déchire pas le cœur à plaisir, et daigne te souvenir que je n’ai jamais agi dans tes affaires que pour ce que j’ai cru être ton avantage ; et si je demandais à t’aller joindre, on commencerait par se pourvoir d’un ordre qui m’en empêcherait, et