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du Bignon ; elle laissa ce soin au bon bailli ; elle-même alla au-devant de son père, pour le prévenir, « crainte d’une révolution. » Quand il parut, son regard glaça le zèle du bailli. Quelques lettres d’Emilie à Mirabeau aideront à nous représenter la scène et les acteurs, dans ces premiers jours :


Au Bignon, le 3 septembre 1774.

J’ai enfin vu mon beau-père, mon bon ami. Je passe sous silence mes tremblemens, timidités, etc. : il m’a parfaitement bien reçue. Nous n’en étions pas en peine ; il n’a point été question de toi hier au soir que pour me dire qu’il était trop agité pour parler de cette affaire, qu’il fallait remettre au lendemain ; il m’en a donc parlé aujourd’hui. Il est fort irrité, et tous les raisonnemens que j’ai pu lui faire n’ont pas opéré grand’chose ; il regarde cela comme encore un coup de tête, parce qu’il dit que tu as fait beaucoup plus de tort à ta sœur en faisant un éclat, qu’en passant la chose sous silence ; il pense bien différemment de ton oncle, qui ne blâmait que le manquement à ton ban. Je ne sais s’il changera : il m’a proposé de rester près de lui le temps que tout ceci durera. Sachant tes intentions sur cet article, je n’ai point refusé ; mais tu sais, mon bon ami, que je suis toujours très disposée à te suivre ou à t’aller trouver en quelque lieu que ce soit et avec grande joie, je t’assure… Il m’a dit qu’il n’y avait pas d’autre parti à prendre que de te soustraire à la justice dans ce moment-ci. Je lui ai proposé de te suivre et il m’a dit que cela ne serait pas décent ; il ne cesse de me répéter, lui et tous les autres, que je suis ici chez moi, etc. Tu sens bien, mon bon ami, le sens que j’attache à ces propos ; mais c’est toujours beaucoup. Au reste, mon ami, je ne te demande pas de brûler mes lettres, cela serait inutile, mais au moins ne répète rien de ce que je te dis ; car on mande tout de Provence ici, et je crois qu’il ne serait pas avantageux qu’on se méfiât de moi ici, leur intention étant de te cacher leur façon de penser.

Ta mère a eu l’horreur d’écrire à Mme de Remigny que je lui avais écrit pour lui demander des secours d’argent. J’ai dit à cela qu’elle m’avait écrit pour m’informer de l’interdiction et que nous avions répondu une lettre honnête, qu’elle m’avait encore récrit et que je n’avais pas encore seulement répondu ; je ne me suis pas que obligée de la ménager, et j’ai dit à Mme de Pailly, qui m’a parlé de tout cela, les tentations dont elle t’a obsédé, les inventions qu’elle n’a cessé de faire, et la façon noble et honnête dont tu y as toujours résisté ; cela, qui sera certainement redit à ton père, ne peut que faire un bon effet. Je ne vois pas que personne pense à me donner de l’argent, ainsi je ne laisse pas que d’être embarrassée, n’ayant que les 25 louis que je ne puis pas toucher. Vois si tu trouves quelque expédient ; je crois que mon oncle n’aime pas trop à donner. Adieu, mon ami, je t’aime de tout mon cœur et t’embrasse de même. M. et Mme du Saillant m’ont chargée de te dire mille choses de leur part ainsi que Mme de Pailly. Ils me font beaucoup d’amitié et ont l’air de s’intéresser prodigieusement à toi.