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son État que désir ou esprit de paix. » On arme, on enrôle sans répit : « Si bien que je m’y perds, sicchè io mi confondo. » Avec le recul qu’ils ont, de Florence, les Dix ne distinguent pas plus nettement. Qui éclaircira ou éclairera ces ténèbres ? César seul le pourrait, mais il est presque inaccessible, invisible. « Je ne cherche pas à parler au duc, n’ayant rien de nouveau à lui dire ; les mêmes choses ne pourraient que l’ennuyer ; et veuillez noter qu’il n’y a que trois ou quatre de ses ministres (ou officiers) qui lui parlent (littéralement : qu’il ne lui est parlé que par trois ou quatre…), et quelque étranger qui ait à traiter avec lui affaire d’importance ; et il ne sort jamais d’une antichambre, sinon après cinq ou six heures de nuit ; et c’est pourquoi l’on n’a jamais occasion de lui parler, sinon par audience expresse ; et, quand il sait que quelqu’un ne lui porte que des paroles, il ne lui donne jamais audience. »

Le 8 novembre, cependant, « à une heure de nuit, » César reçut Machiavel. Il voulait savoir si décidément on « ne lui portait que des paroles, » et posa catégoriquement la question : — Eh bien ! et cette condotta ? Les voilà, cette fois, lame à lame et du tac au tac. Mais Machiavel est embarrassé, lié par ses instructions : il pare et se défend comme il peut. Coup droit de César : « Faisant profession de soldat, et étant ami de Sa Seigneurie, pourquoi n’aurais-je pas d’elle une condotta ? Ne la servirais-je pas aussi bien qu’un autre ? — Il ne faut que 500 hommes d’armes et le marquis de Mantoue les amène. — Il n’y a donc pas de place pour moi ! » Et le duc, rompant brusquement, plante là le secrétaire. Auparavant, il avait dit : Les capituli ne sont pas encore signés. Il y a quelques accrocs. Mais dépêchez-vous. Si je traite définitivement avec les Orsini, « je ne suis pas pour leur faire fraude. Je te prie, secrétaire, de me dire si tes seigneurs veulent aller avec moi plus loin en amitié que generalmente, parce que, si cela leur suffisait, je m’en contenterais, moi aussi. Ce que je ne voudrais pas, c’est qu’une espérance trompée fît naître entre nous du ressentiment ; je voudrais qu’avec moi on en usât librement. »

« Etc. » ajoute Machiavel. Mais le mot de l’entretien, c’est la condotta, et le ton, ou la tournure, c’est le départ irrité du duc. L’entourage est au diapason. L’amico récrimine. Le duc veut « avoir le pied ferme, » et Florence le laisse « en l’air. » Tout à coup, comme si un voile se déchirait, apparaît la préoccupation profonde de César. Il sait aussi bien que personne,