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hauts prix, la production s’éleva rapidement jusqu’à un million de balles, d’une valeur qui atteignit 7 ou 800 millions. C’était pour l’Inde, c’était surtout pour Bombay une fortune inespérée, c’était aussi la porte ouverte à toutes les folies.

Il me souvient d’un négociant de la secte des parsis qui ayant entendu dire que Paris excellait dans la fabrication des pianos mécaniques et des oiseaux artificiels chantant dans de belles cages dorées, désira en orner sa demeure et y consacra, par notre entremise, la bagatelle de 200 000 francs. Du reste, la Providence veillait ; elle se manifesta par le grand correctif des fortunes trop rapides, par l’éclosion des sociétés par actions. Il s’en créa de toutes sortes et pour tous les goûts. Le suprême du genre fut la société pour combler la mer ! On s’était aperçu que le développement de la ville et le prix considérable de tous les terrains exigeaient que l’on fît reculer les flots, et un Anglais, M. Smith, — car les Anglais s’appellent Smith, comme les Français s’appellent Durand ou Martin, — donna un soir une réception quasi féerique. Mme Smith, revêtue d’un costume ottoman et étendue sur un divan, donnait sa main à baiser aux invités qui s’empressaient de passer dans le salon voisin où son mari accordait la faveur de souscrire au prix de 62 500 francs quelques actions de 5 000 francs dont un quart versé ; les cent millions du capital furent ainsi souscrits en quelques instans.

Hélas ! lorsqu’en 1881 je revins à Bombay, je n’y retrouvai plus M. Smith depuis longtemps perdu dans l’oubli, mais je reçus les confidences d’un simple courtier en coton qui se frappait la poitrine en déplorant sa folie. « Oui, monsieur, me disait-il, j’avais cent millions de fortune et je me disais qu’autour de moi tout le monde était insensé et que je saurais faire exception ; j’avais donc vendu toutes mes actions, je les avais converties en belles et bonnes espèces d’or et d’argent que j’avais enterrées dans ma cave jusqu’à concurrence de 50 millions. Raisonnant avec une logique admirable, je m’assurais ainsi une honnête aisance et je pensais qu’avec les 50 autres millions il me serait bien permis de continuer le jeu pour le cas où la chance me sourirait toujours. Je n’avais oublié qu’une chose, ajouta-t-il, c’est que le transfert des quantités considérables de titres non entièrement libérés qui m’avaient passé par les mains engageait ma responsabilité pour les versemens ultérieurs et quand vinrent les appels de fonds, conséquence du krach, je