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peut-être des journées, — meilleures, les tares qu’ont pu amener l’usure du temps et la souffrance. L’aubépine fleurit pendant de courtes semaines ; et pourtant, été comme hiver, son nom parle de blancheur. Ainsi, quand nous avons à nommer une âme, George Eliot voudrait nous ramener au temps, souvent court et lointain, où cette âme a donné sa fleur. Ce vieux cleryyman aux habits râpés, à la pipe indolente, si peu gentleman, si peu prêtre, chez qui vous cherchez en vain le je ne sais quoi qui sépare un homme de la foule, prenez garde, n’allez pas le juger, le condamner trop vite. Regardez plutôt. Au-dessus de la pièce nue et grise, triste fumoir de célibataire besogneux et négligent, où, les pieds au feu, il se rôtit en compagnie d’un brun setter à la retraite, il y a une chambre mystérieuse, dont M. Gilfil ne laisse la clef à personne. Sanctuaire aux fenêtres closes, l’air et la lumière n’y pénètrent avec la gouvernante Marthe qu’une fois tous les trois mois. Une femme a vécu dans ce décor depuis longtemps fané. Là sans doute elle a fini de vivre. Tout montre qu’elle était jeune, et on voit dans la corbeille à ouvrage un petit bonnet d’enfant qu’elle n’a pas eu le temps d’achever.

Telle était la chambre fermée dans la maison de M. Gilfil, symbole d’une chambre secrète dans son cœur où depuis longtemps il a donné un tour de clef sur les fraîches espérances et sur les premiers chagrins, enfermant là pour toujours la passion et la poésie de sa vie.

Ceux qui connaissent l’histoire de ce brave homme savent qu’ici les mots de passion et de poésie ne sont pas de trop. Et sans doute, aujourd’hui, il n’y paraît plus guère, mais que voulez-vous ?

Il en va des hommes ainsi que des arbres. Arrachez les plus belles branches, celles où la sève montait à plaisir, et la blessure enfin guérie laissera comme cicatrice des excroissances laides et rugueuses. Au lieu du beau et grand arbre, vous n’avez plus qu’un tronc bizarre et difforme. Bien des défauts irritans, bien des manies désagréables remontent ainsi à un dur chagrin qui a comprimé et mutilé une riche nature juste au moment où elle allait magnifiquement s’épanouir. Cette vie triviale et boiteuse n’est peut-être que l’ataxie d’un homme autrefois très solide et très sain…

Ainsi de notre bon vieux curé. Il est bizarre et noueux comme un chêne dont on a saccagé les branches et que cependant la nature avait dessine pour en faire un arbre royal.

On trouverait sans peine beaucoup d’exemples analogues, et si on veut bien repasser à ce point de vue l’ensemble de l’œuvre