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doute un peu plus que la durée d’une vie moyenne. En attendant, balbutions les rudimens qui veulent, eux aussi, des années d’apprentissage et, d’abord, essayons de nous convaincre qu’ici-bas chacun de nos compagnons de route mérite vraiment notre sympathie.

Car enfin, il n’est personne qui n’ait reçu quelque parcelle de bonté. « Je n’ai pas d’autre désir, écrivait George Eliot, que de faire passer au cœur de mes lecteurs un peu d’humour aimante, de tendresse et de foi dans la bonté. » Sous cette forme, sa doctrine nous paraît moins décourageante, plus à la portée de notre faiblesse.

Croire à la bonté d’autrui, notre inclination naturelle ne se porte guère de ce côté, et si, d’aventure, nos instincts confians menaçaient de nous entraîner, l’amour-propre aurait bientôt fait de nous rappeler que toute sévérité est perspicace, et que les naïfs sont toujours dupés. Mais George Eliot ne veut pas qu’on écoute cette voix trop intéressée et pense, au contraire, qu’à tout prendre, la sympathie voit plus clair que la défiance et que la froideur. Et d’abord, que savons-nous du dernier secret d’une conscience ? « Au fond de la plus entière confiance, même de celle qui peut exister entre mari et femme, se dérobe toujours un résidu qu’on ne peut dire, qu’on ne peut deviner ; peut-être la pire des horreurs, peut-être une merveille de désintéressement et de noblesse. » « Dites à Cara, écrivait-elle une autre fois, que je me représente souvent ses expériences actuelles, — avec plus ou moins d’exactitude, — car, pauvres de nous, les uns sur les autres, nous ne pensons que des bévues. »

Dans Janet’s repentance, elle dit encore :

Parfois dans nos momens de détresse spirituelle, l’homme avec qui nous n’avons d’autre lien que notre commune nature, nous paraît plus près de nous qu’une mère, un père, un ami. Notre vie de tous les jours n’est guère qu’un jeu de cachette où nous nous dérobons les uns aux autres, derrière un écran de paroles ou d’actions insignifiantes. Ceux qui sont assis au même foyer que nous sont quelquefois les plus éloignés des profondeurs intimes de cette âme pleine de mal caché et de bons sentimens inactifs.

De ces deux secrets que porte chacun de nous, il en est un que notre malignité suppose sans peine, qu’elle répand et grossit à plaisir. Laissons celui-là pour nous arrêter seulement devant le mystère de bonté que toute âme recèle. Encore un coup, c’est la plus sûre méthode.