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forces de notre nature se réunissent dans la pitié, la patience et l’amour, et effacent les misérables traces de nos débats, de notre prétendue sagesse et de nos désirs égoïstes.

Dorothée Brooke, l’héroïne de Middlemarch, n’a pas une autre façon d’entendre les choses. « À quoi bon vivre, dit-elle, si ce n’est pour nous rendre la vie un peu moins difficile les uns aux autres ? » et au découragement de Will elle répond :

C’est mal à vous de dire qu’alors vous n’auriez plus de but dans la vie. Quand nous aurions perdu notre unique bien, il resterait encore le bien que nous pouvons faire aux autres et cela vaut la peine de vivre et de travailler. Il y a encore des gens qui peuvent être heureux.

Le meilleur de la philosophie de George Eliot est dans des phrases de ce genre dont sa correspondance, aussi bien que ses romans est remplie. D’ailleurs, ceci est plus et mieux qu’un système ; c’est cet ensemble de préoccupations instinctives, d’inquiétudes et d’aspirations qui indiquent sûrement l’orientation d’une âme, c’est l’attrait, l’effort et l’unité de toute une vie.

On comprend dès lors avec quelle joie enthousiaste elle rencontra chez Auguste Comte des idées qui depuis longtemps lui étaient chères et avaient déjà pris, dans son esprit, la place de la foi perdue. Sans rien lui apprendre sur ce point d’essentiel ou de nouveau, cette lecture lui donnait plus de confiance en elle-même. Mais elle n’adhéra jamais à la religion de l’humanité, que par la fine pointe de son esprit. La sympathie, telle qu’elle la comprend, est et ne peut être qu’une sympathie de détail. Rien de vague, d’abstrait ou d’universel dans les sentimens qu’elle voudrait communiquer à ses lecteurs. De la bonté, oui, mais pour telle personne, et à tel moment et de telle façon. D’ailleurs pourquoi insister ? On sait de reste que nous devons à cette sympathie de détail les pages les plus parfaites des romans de George Eliot. Jusqu’à ce que les années et la fatigue la conduisent aux sèches abstractions de Theophrastus Such, elle ressemblera à cette délicieuse Janet, ravie de faire indéfiniment le tour du potager de M. Jérôme.

Il n’y avait pas de raison pour que la conversation devînt languissante entre elle et le vieux brave homme, car Janet trouvait dans la sympathie humaine cette pure et franche joie qui donne tant d’intérêt à ces détails personnels auxquels la chaleur du cœur se communique et que laissent tomber des lèvres sincères.