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vraiment maternels qui ont encouragé, protégé, réchauffé l’œuvre de George Eliot ?

« Fi, dira-t-on, de ce bel évangile de sympathie qui a été conçu dans la joie ! » — Non, pas tout à fait dans la joie, mais dans une sorte de bonheur paisible et doux. Et pourquoi pas ? Certes, par un certain côté, cette œuvre serait plus touchante et plus efficace, si George Eliot, allant jusqu’au bout de sa doctrine, avait écrit ses romans dans les rares veilles que lui eût laissées une existence de dévouement et d’immolation. Mais les petites sœurs des pauvres n’écrivent pas de romans. On n’est pas toujours le saint de la morale que l’on prêche, et cela ne rend pas nécessairement cette prédication moins féconde. C’est peut-être l’humiliation suprême et comme la rançon du prédicateur, — et de l’artiste, — que parfois ils ne paient leur cotisation humaine qu’avec une monnaie de rêve. Leur puissance d’effort et de sacrifice s’épuise à célébrer en termes magnifiques une vertu que d’autres, grâce à eux, poursuivront avec plus d’élan. Ici d’ailleurs, nous ne cherchons pas à cacher notre misère. « Pendant le déjeuner de Noël, M. Lewes, qui parle beaucoup moins que moi de bonté, mais qui est toujours plus empressé à faire le bien, trouve que c’est bien laid à nous de déguster dinde et plum-pudding sans inviter quelque délaissé à notre table. Tout de même, j’en ai eu peur, nous étions très heureux d’être seuls. » Oui, c’est bien cela. À elle de s’humilier et de souffrir discrètement, aux pharisiens de s’étonner, à nous d’admirer au contraire ce bonheur confus de lui-même et qui fait des rêves de dévouement. On a vu des égoïsmes moins charitables, et à de plus fortunés qu’elle le bonheur n’a pas fait comprendre la poésie de la bonté. Car nous parlons de poésie. Dans la pratique, George Eliot, moins aimée et moins entourée, n’aurait pas été moins charitable. Sa jeunesse le montre bien. Mais dans une existence moins facile et une moins chaude atmosphère, cette vertu substantielle n’aurait pas pu inspirer une œuvre littéraire de longue haleine et, dans la vie réelle, aurait manqué de rayonnement. Elle l’avoue elle-même dans de pauvres lignes douloureuses qu’on ne saurait transcrire sans un serrement de cœur. C’est au surlendemain de la mort de Lewes, au lendemain de son mariage avec M. Cross, à l’heure où elle se demande avec une timidité inquiète si les vieux amis ne vont pas cesser de l’aimer. « Bien loin, écrit-elle, d’avoir rien changé