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ces êtres, privés de la visite des anges, à moins de s’arrêter et de mourir dans l’inaction et la solitude, étaient bien obligés d’étreindre la main débile qui s’offrait à les guider dans les sentiers de l’action et de l’espérance, dans les sentiers de la vie.

Cette sagesse hésitante, modeste, et au jour le jour, cette main débile, tendue à toute misère et qui, souvent lassée elle-même, se relève pour montrer encore d’un geste courageux et résigné « les sentiers de l’action et de l’espérance, » c’est la doctrine de George Eliot, la plus haute et la plus simplement humaine que je connaisse, la plus efficace aussi, je crois, de celles qui s’obstinent à chercher uniquement sur cette terre une règle, un point d’appui et une sanction.


III

Je voudrais surprendre cette doctrine dans son travail obscur de préparation et avant qu’elle se formule d’une façon définitive dans les romans de George Eliot. Voici, par bonheur, dans l’histoire du futur auteur d’Adam Bede une page lumineuse, et la voici au bon moment, entre les longues années de tâtonnement et la pleine révélation de sa nature, après la fleur, — cette fleur de jeunesse épanouie sans éclat et qui tombe sans regret, — avant le fruit mûr.

Nous sommes en juin 1849. Miss Evans a trente ans. Son père vient de mourir. Elle a voulu être seule à le soigner, et le médecin répétera longtemps après qu’il n’a jamais rencontré de garde-malade plus habile et plus dévouée. En effet, cette forme du devoir était bien dans ses goûts et son attrait, mais d’ailleurs elle ne s’y livrait pas sans une fatigue très déprimante. Lasse et désolée, des amis lui proposent un tour sur le continent. C’est le remède universel en Angleterre. Elle part donc avec les Bray. Paris, Nice, Milan, Côme, le lac Majeur, ils arrivaient à Genève vers la troisième semaine de juillet. Après une courte halte, les Bray repartent pour Coventry, et miss Evans, que rien ne presse, s’installe à Genève. Elle y restera plusieurs mois.

L’originalité de cette période, où d’ailleurs rien de curieux ne va se passer, est que pour la première fois George Eliot est heureuse, ou du moins presque heureuse, du genre de bonheur dont elle est capable et que nous avons un certain intérêt à