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frappée, de plus en plus frappante : « En cette cour, les choses à taire ne se disent jamais et se gouvernent avec un secret admirable. » Le secrétaire admire donc, mais se désespère : « Je ne puis écrire que ce que j’entends, et entendre que ce que je puis. » Peut-être en sait-on à Florence plus qu’à Imola. Ce qu’il sait, c’est que le duc engage de grosses dépenses, qu’il se remue prodigieusement, que ce ne sont autour de lui que messagers qui vont et viennent, que compagnies qui arrivent. Ce qu’il peut écrire, c’est ce qu’il a pu entendre, c’est ce que César a bien voulu lui dire. Il l’écrit donc : le duc a dit ceci, il a fait cela ; ses ennemis sont là, ils font cela, ils vont là. « Vos Seigneuries entendent les paroles dont use ce seigneur, desquelles je n’écris pas la moitié : elles considéreront maintenant la personne qui parle, et elles en jugeront selon leur prudence accoutumée. » La Seigneurie, informée d’autre part, est portée à penser que la fortune ne sourit pas au duc si invariablement, et elle se fait un titre de sa fidélité, au demeurant chancelante ou du moins hésitante.


III

Avec les condottieri, les pourparlers continuent. Le duc a laissé échapper le mot d’ « accord. » Si ce « replâtrage » allait se faire, qui devait le distraire de ses attentions pour Florence, et lui donner peut-être d’autres intentions à l’égard de la République, ou l’empêcher de s’opposer aux mauvaises intentions que d’autres nourriraient contre elle ! Machiavel en est tout troublé ; il cherche à tâtons dans cette ombre et ce silence ; il voudrait savoir, il interroge ; sans grand succès : à son tour, on lui parle in generalibus : « Je n’ai pu tirer de ces conversations d’autre particularité, et je ne crois pas possible de le faire, car ce Seigneur est très secret et confère avec peu de gens… Quel est son sentiment, je n’en jugerais pas. » Quand, reçu par lui, il s’ingénie à le démêler, César l’arrête : « Ceux-ci (les colleyati) ne veulent rien, sinon que je les rassure. Pour toi, qu’il te suffise de savoir, « en général, » que contre tes seigneurs il ne sera rien conclu, et que je ne permettrais pas qu’ils fussent offensés en un cheveu. » Lentement les négociations suivent leur cours, et l’on dirait que le duc s’en amuse : il y gagne du temps, il y gagne des forces, il y gagne des occasions, il y gagne tout.