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que, pendant trente ans, elle s’y est livrée sans même s’en apercevoir. Enfant et jeune fille, fatiguée d’autres soucis, tendue vers d’autres efforts, elle amassait inconsciemment et sans joie ces trésors d’images qui devaient nourrir son inspiration pendant si longtemps. « Je suis toute prête, disait-elle en 1839, à pleurer de découragement et de dépit, à la pensée que je suis incapable de comprendre et même de connaître au moins quelques-uns de ces objets qui s’offrent à notre contemplation dans les livres et dans la vie. »

Elle avait vingt ans alors. Jusqu’au bout, ce goût de la vie, cette passion de prendre le monde comme un spectacle, la tiendra. Nous avons d’elle, presque au dernier jour, un mot caractéristique. Elle a perdu Lewes depuis quelques mois, elle est seule, dans ce climat de Londres qui l’accable toujours et la rend malade ; elle ne sort pas ; elle ne voit personne, et cependant elle écrit : « Je vais beaucoup mieux et je recommence à m’intéresser à cette étrange vie que nous menons… » Quelque temps après, à une amie qui était allée prendre de ses nouvelles, elle répond « qu’elle a trop à faire pour être malade, et puis ce inonde est si intéressant ! Du reste, ce monde qui intéresse George Eliot à un si haut point, suffit, pleinement aux besoins de sa vie aimante, elle ne songe pas à chercher plus haut, derrière le voile, une affection meilleure, un autre usage de son cœur.

J’en ai dit assez pour que l’on s’étonne moins de voir le souci de l’au-delà tenir si peu de place dans l’existence de l’auteur d’Adam Bede. Certes, les traits de caractère que nous venons de parcourir ne sont pas fatalement incompatibles avec l’intensité du sentiment religieux. Pour ne pas quitter le siècle et le pays de George Eliot, Gordon nous le montre bien, ce Chinese Gordon, si occupé, si amusé du prodigieux spectacle qui se déroule incessamment à ses yeux, et en même temps absorbé par le travail de la vie intérieure, avide d’un commerce direct et familier avec Dieu. Mais de telles âmes sont rares et, au plus grand nombre, le programme d’une religion exclusivement individuelle, les expériences personnelles, l’ardente et inquiète poursuite de la présence sensible de Dieu ne conviennent pas. Sur ce point-là, George Eliot ne se distingue point de la foule. Malheureusement, (Tune part la logique, de son credo calviniste et de l’autre certains entraînemens méthodistes de son entourage exigeaient