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clairement que la question est déjà résolue pour elle ; mais, loin de s’arrêter à gémir sur la ruine imminente de sa foi, George Eliot regarde joyeusement vers l’avenir, et, comme par un reste d’habitude, sa pensée à peine affranchie croit encore à la nécessité d’un semblant de religion, elle se tourne, — on voit avec quelle prompte allégresse, — vers cet autre temple plus vaste où l’on parle à l’Univers et où l’on contemple l’Infini. Ni l’anglicanisme qu’elle abandonne, ni la religion naturelle où elle s’abrite pour quelques j’ours, n’auront jamais toute son âme. Dans ce court débat qui s’achève, rien de profond, de vivant, de vraiment elle, n’est engagé.

Nous ne nous attarderons donc pas à rechercher par le menu quels argumens ont eu raison de cette moitié de foi. M. Bray, son hôte, et le beau-frère de M. Bray, Charles Hennell, lui proposèrent une explication rationnelle des miracles de l’Évangile. George Eliot s’inclina. Elle aurait accepté n’importe quelle autre objection, d’apparence critique, formulée par une de ces intelligences viriles, auxquelles, sans le savoir, elle avait besoin de s’appuyer. Lorsque, dans la barque emportée par la marée, Stephen ordonne à Maggie de se lever et de couvrir ses épaules contre la fraîcheur du soir, Maggie obéit, « éprouvant un charme ineffable à s’entendre dire ce qu’il faut faire et à avoir quelqu’un qui décide tout pour elle [The mill on the Floss, VI, 13]. » En écrivant ces lignes, George Eliot ne songeait pas sans doute à la fascination intellectuelle qu’exercèrent tour à tour sur elle les différens maîtres de son esprit. Cependant, il n’est que juste d’appliquer ce passage d’un de ses romans à l’histoire de la soudaine crise où sa foi vient de sombrer. Nul ne croit plus que moi à la pénétration, à la vigueur, à la sincérité de cette magnifique intelligence ; mais je ne mets en doute aucune de ces qualités, en constatant qu’elle a reçu toutes faites et s’est assimilé de toutes pièces les objections que ses amis lui ont passées. Combien et de très intelligens et de très sincères ne vont pas autrement soit à la vérité, soit à l’erreur ! Chez la plupart d’entre nous, la raison vraie de nos décisions intellectuelles ou morales n’est pas celle qui semble aux yeux d’autrui et à nos propres yeux emporter notre assentiment de la dernière heure. L’histoire d’une conversion consiste à montrer le secret travail intérieur qui, de très loin, prépare ce changement, la lente désagrégation d’une doctrine longtemps soutenue, la préparation insensible de toute l’âme à une nouvelle façon de penser.