Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 36.djvu/801

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

totale de drame, le calme, la rondeur, le sans-façon avec lequel toute l’histoire a été menée. Histoire tragique à force de ne l’être pas, à force de ressembler à n’importe quelle de ces actions indifférentes que nous faisons ou défaisons tour à tour, sans qu’elles comptent dans nos journées. Telle quelle, si on l’entend bien, on ne la trouvera pas moins pathétique que le Mystère de Jésus, ou que la petite note, douloureuse et confiante, où Scherer, l’appelant au Christ la visite de trois jours que celui-ci, il y a trois ans, lui a faite, le conjure de revenir.

Chez elle, rien de tout cela, rien de la désolation de Romola à l’heure où Savonarole lui manque, rien qui trahisse le déchirement d’une séparation longtemps redoutée, enfin cruellement nécessaire, rien qui promette pour plus tard sinon le retour, au moins la persévérante tendresse d’un amour qui veut survivre à la foi. Lisez plutôt la lettre suivante, écrite en pleine crise, à la veille du pas décisif :

Tout mon être a été absorbé pendant ces derniers jours par la plus intéressante des recherches. À quel résultat ces pensées me pourront mener, je ne sais encore, peut-être à un résultat très imprévu pour vous. Mais je n’ai d’autre désir que de connaître la vérité, d’autre peur que de rester cramponnée à l’erreur. Laissez-moi croire qu’aucune séparation ne nous empêchera de nous aimer, et espérer que vous ne m’excommunierez pas pour une divergence d’opinions… Il me tarde tant d’avoir une amie comme vous, toute pour moi, en qui je puisse me décharger du fardeau de mes pensées et de mes doutes. Car je suis encore seule, quoique si près d’une ville. Mais nous avons l’univers à qui parler, cet infini où nous pouvons porter le regard de nos espérances, et un Créateur très bon et très sage à qui nous pouvons nous confier.

Quel dommage qu’à côté de la certitude infaillible et immuable des mathématiques, les doctrines qui importent le plus à l’homme soient comme enterrées sous un amas d’ossemens au-dessus desquels gronde et aboie la controverse !

Elle est extraordinaire, cette lettre, de calme, de détachement absolu ! En effet, la recherche si intéressante dont elle parle, ce n’est pas, comme on pourrait croire, la poursuite d’un problème de mécanique ou d’histoire, mais bien la question de savoir si, oui ou non, l’Évangile, lu de plus près, rend témoignage à la divinité de Jésus-Christ. Ce travail, dont la simple idée aurait bouleversé l’âme de Dinah, Marie-Anne Evans l’entreprend, le conduit, l’achève, dans une sérénité presque parfaite. D’après ce que cette lettre dit et sous-entend, on voit