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de tendresse. Qu’on me laisse, tant la remarque importe à la ressemblance du portrait, qu’on me laisse redire qu’il ne s’agit pas ici de cette « sensibilité passionnée » dont parlent trop souvent ses biographes et que d’ailleurs ses romans à elle, bien compris, n’évoquent presque jamais. Sous sa plume, les sentimens les plus exaltés se transforment bientôt en une douceur maternelle et elle échoue d’ordinaire dans la peinture de l’amour. George Eliot resta toujours plus affectueuse, plus tendre que passionnée. Enfant encore, à l’école méthodiste de Coventry, ses compagnes l’avaient surnommée little mamma. C’est bien et ce sera toujours elle, avec cette différence qu’elle voudra toujours que l’on réponde à sa tendresse, tandis que les mères, moins exigeantes, se donnent sans attendre de retour.

Ces remarques d’approche ne sont pas inutiles à qui veut bien connaître l’évolution religieuse de George Eliot, la genèse de sa doctrine, et ce que James Darmesteter, fidèle entre les fidèles, appelait « la tragédie intérieure d’une des âmes de femme les plus puissantes et les plus nobles que le siècle ait produites. » Au fait, il n’y a pas eu de tragédie. Sur la foi de ses romans, on se persuade trop vite que George Eliot, avant de rompre avec l’Évangile, a dû savourer, mieux que personne, la douceur et la poésie de la religion. Pour mieux rattacher aux pages les plus touchantes de ses livres, les réalités de sa vie intime, on voudrait que, dans l’anxieuse monotonie de cette jeunesse tourmentée, le petit clocher de Shepperton eût sonné pour Marie-Anne les heures douces, le recueillement, la paix, la joie. On sait bien que l’incrédulité va venir, mais il paraîtrait si naturel que l’église couverte de lichens, que ces fenêtres gothiques fermées avec des débris incohérens d’anciens vitraux, et la musique de la Bible anglaise, et même les sermons de M. Gilfil, que tout ce décor enfin délicieusement fané et vénérable du vieil anglicanisme eût amené ou aidé, chez cette jeune fille impressionnable et sérieuse, un épanouissement de dévotion et de foi. Beaucoup l’ont dit sans prendre la peine d’appuyer leur dire, tant la chose leur semblait claire. Pour moi, qui certes n’aurais pas demandé mieux que de trouver chez elle une vie religieuse très au-dessus de la moyenne, j’ai pourtant le regret d’arriver à une conclusion toute contraire. L’histoire de la crise religieuse qu’elle traversa à vingt-deux ans ne me paraît laisser aucun doute sérieux à cet égard.