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Emile, d’être interné à Rome, dans sa maison. Il y resta dix-sept ans, et il paraît qu’il s’y trouva bien, puisqu’il y revint souvent dans la suite. C’est là qu’il a conçu l’idée de sa grande Histoire, un des plus beaux ouvrages, et des plus originaux, que l’antiquité nous ait laissés. Intelligent comme il l’était, il s’était vite aperçu que l’axe du monde était changé, et que tout allait désormais tourner autour de Rome. Il n’hésita pas à en conclure, quoiqu’il dût en coûter à l’orgueil d’un Grec, que l’histoire du monde, si on voulait la faire, devait prendre Rome pour centre, en y ramenant celle des autres nations. Cette conception fait la nouveauté de son ouvrage. C’est une histoire universelle, comme il n’en existait pas encore, où il raconte comment les Romains, qui auparavant ne dominaient que sur l’Italie, sont arrivés, en cinquante-trois ans, à être les maîtres de presque tout le reste. Dans les fragmens que nous avons conservés de cette admirable histoire, dont il y aurait tant à dire, bornons-nous à chercher ce qui concerne le sujet particulier qui nous occupe. On voit bien, du premier coup, qu’elle s’adresse à la fois aux Romains et aux Grecs, et que son rôle est double : elle apprend aux Romains à mieux connaître la Grèce, et elle voudrait faire accepter sans révolte aux Grecs la domination romaine.

La situation de Polybe, dans la maison des Scipions, n’était pas tout à fait la même que celle des Grecs qu’il y rencontrait d’ordinaire. Les autres étaient des grammairiens, des rhéteurs, des philosophes de profession, qui, chez les grands seigneurs qui les recevaient, continuaient, sous la forme d’entretiens et de discussions, le métier qu’ils faisaient dans leurs écoles. Polybe était le fils d’un personnage important, on l’avait élevé pour prendre part aux affaires de son pays, pour être un soldat et un homme politique. Cette éducation était assez différente à Rome et dans la Grèce. Un Romain, pour se préparer à devenir un bon soldat, servait dans les légions, et il apprenait l’art de gouverner en suivant les débats du Forum, ou, s’il était d’une bonne maison, en assistant aux délibérations du Sénat. Le Grec joignait à cet enseignement pratique des études de théorie. Ces études, Polybe, qui avait un goût naturel pour elles, les avait poussées très loin. Il s’était initié à la politique dans les livres qui exposent les constitutions des divers peuples et, pour se fortifier dans l’art de la guerre, il ne s’était pas contenté de lire des traités de tactique militaire ; il avait encore appris des sciences