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quelques bons amis et quelques bons livres. Mais ce fut précisément ce soin qu’il prenait de fuir le grand jour qui le mit tout de suite en pleine lumière, et c’est aussi ce qui lui donne pour nous un caractère particulier. Nous sommes accoutumés à voir tous les grands hommes de Rome jetés dans le même moule et se ressembler entre eux. Celui-là nous paraît différer un peu des autres, et de là vient en partie l’attrait que nous éprouvons pour lui.

Les honneurs publics, auxquels il semblait se dérober, vinrent le trouver. La guerre avait recommencé avec Carthage, une guerre sans merci, et le peuple, qui partageait les sentimens impitoyables de Caton et entendait bien que ce fût la dernière, trouvait qu’elle était mal conduite, et qu’on y mettait trop de ménagemens et de lenteur. Aux élections de l’année 607, Scipion se présentait pour être édile. On le fit consul, quoiqu’il n’eût pas l’âge, et on lui donna l’ordre d’en finir au plus vite avec la vieille rivale de Rome. Douze ans après, les armées romaines, qui travaillaient à conquérir l’Espagne, ne pouvaient pas arriver à prendre Numance. On eut encore recours à Scipion, qui fut nommé consul pour la seconde fois, et vint à bout, non sans peine, d’une de ces résistances désespérées, où excellent les Espagnols. Ainsi ce lettré, ce savant, cet homme d’études, s’est trouvé devenir, un peu contre son goût peut-être, un très grand homme de guerre, qui a délivré sa patrie de deux de ses plus redoutables ennemis.

C’est la destinée des États libres de ne jamais connaître le repos : quand Rome n’eut plus rien à craindre de l’étranger, les luttes intérieures recommencèrent. Scipion était trop bon citoyen pour s’en désintéresser ; il se mêla dès le premier jour au débat et y prit une position particulière. Quoiqu’il appartînt à la plus haute aristocratie, il n’avait aucun des préjugés de sa caste ; tout ne lui semblait pas aller pour le mieux dans la république parce que les grands seigneurs y étaient les maîtres. Il n’avait pas peur des changemens, quand ils lui paraissaient justes. Les plaintes de la plèbe et des Italiens ne le laissaient pas insensible, et c’est sans doute à son instigation que son plus cher ami, Lælius, présenta un projet de loi agraire. Il semble donc qu’il aurait dû être favorable au mouvement que préparaient les Gracques. Du reste il leur tenait de très près : depuis longtemps les deux familles s’étaient rapprochées par des alliances communes, et dans ce moment même, la sœur de Scipion était la femme de Tiberius Gracchus, et sa femme la sœur des Gracques. Ce qui