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doit. Les socratiques se sont enfermés surtout dans l’étude de l’âme, et comme ils la trouvaient à peu près semblable partout, ils ont été amenés à en conclure l’imité du genre humain. Socrate le premier s’est proclamé citoyen du monde entier. Les sages de Rome ont fait un bon accueil à ces idées, et même ils leur ont donné une forme plus précise qu’elles ne l’avaient chez les philosophes grecs, et un caractère plus impérieux. « C’est une loi de la nature, dit Cicéron, que l’homme veuille du bien à l’homme, uniquement parce qu’il est homme[1] ; » et Sénèque : « Nous sommes membres de la même grande famille ; la nature nous a faits frères[2]. » Quand on n’oublie pas ces principes et qu’on y conforme sa vie, on possède vraiment l’humanitas. Voilà le sens véritable de ce mot, celui qui contient et résume tous les autres.


II

Au premier abord il semble que cette vertu délicate et compliquée n’était pas destinée à fleurir sur la terre romaine. Les qualités diverses dont nous venons de voir qu’elle se compose ne paraissent pas naturelles aux Latins : c’est une race intelligente, mais rude et grossière. Ils s’appelaient eux-mêmes « la nation sauvage de Romulus. » Les nécessités de la vie, sur ce sol ingrat qu’ils défrichaient péniblement, en avaient fait des gens intéressés ; les peuplades guerrières qui les entouraient ne leur permettaient pas de poser les armes ; ils étaient donc forcés d’être sans relâche des laboureurs et des soldats. Cet attrait instinctif qu’éprouvent certains peuples jeunes pour la poésie, ils ne semblent pas l’avoir connu : leurs plus anciennes légendes religieuses sont pauvres, leurs traditions nationales, en général prosaïques et monotones. Ils n’avaient pas de sympathie pour leurs voisins, qui ne les laissaient pas vivre en paix sur leur petit champ ; et, comme ils ne connaissaient le reste du genre humain que par eux, ils ne l’aimaient guère : on sait que, dans leur langue, le même mot (hostus) signifie un étranger et un ennemi. Rien ne les préparait donc à l’humanité ; elle ne pouvait leur venir que du dehors.

Ajoutons que les Romains ne sont pas de nature de grands

  1. Cicéron, De Officiis, III, 6.
  2. Sénèque, Lettres, 95, 52.