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marchand, un brocanteur… Je suis venu à vous, avec cette liberté qui convient entre bons frères… Au lieu de me donner sûreté, on montre qu’on veut me tromper… » Un rugissement : « Quant à moi, je casserai Vitellozzo, mais je suis sûr qu’il jouera en désespéré… Je ne pensais pas trouver une contre-partie de si peu d’estime et d’amour… » Un ronron : « Mais voyons : vous auriez à faire une si grosse dépense, tant de peine, bien plus, tant d’incertitude de récupérer ce qui est à vous, que le bien que je veux vous faire ne se peut payer : par quoi vous serez bientôt en mesure non seulement de récupérer je vôtre, mais de gagner de celui d’autrui. » Tout à coup, les griffes sortent : « Nous verrons ce que vous ferez… Vous vous trouverez un jour découverts… » Et puis, c’est, comme dit le fabuliste, Grippeminaud, le bon apôtre : « Vous vous rappellerez alors quelle est la bonté et simplicité du duc à rechercher votre amitié. Pour moi, je serai excusé éternellement à la face de Dieu et des hommes, et tout ce qui vous arrivera de mal sera bien fait… »

En dehors de lui, point d’amis et point de salut : « Qui vous conseille autrement et vous fait gaillards… ne vous voudrait qu’abattus et mutilés… » C’est son système : brouiller le ménage pour se faire épouser, diviser pour régner. Dans tout ce qu’il dit, il glisse une imputation contre quelqu’un, contre les Bentivogli, les Vitelli, les Orsini, contre Venise, et sinon contre le roi de France, au moins contre ses favoris et ses conseillers, afin d’amener les Florentins à douter de tous, excepté de lui : « La Tremoïlle a dit que Son Excellence avait mal fait de ne pas aller de l’avant et changer ce gouvernement… »

Il faut absolument que la proie vienne s’enfermer dans le cercle qui se rétrécit… La proie, en l’espèce, est peu de chose ; ce n’est pas Florence même. Au moins ce ne serait pas elle immédiatement. Ce n’est qu’une condotta de quelques milliers de ducats, et l’on comprendrait mal que César fît pour si peu un pareil effort, s’il disait vrai quand, frappant sur son escarcelle, il jure qu’il a de l’argent, et qu’il n’en a pas besoin ; mais il ment, et il ment même assez gauchement, parce qu’il ment trop évidemment ; il n’a pas d’argent, et il en a besoin pour acheter la fidélité de ses condottieri dont dépend, avec la fidélité de ses sujets, l’augmentation de ses États ; il en a besoin, et de beaucoup, et de beaucoup plus qu’il n’en peut avoir, pour se maintenir et pour s’agrandir. C’est ce qui le fait si pressé :