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tous les méfaits et tous les crimes. C’était là la vie même des bandes de soudards que les princes de l’Europe se disputaient, à prix d’or, pour renforcer leurs troupes, à peu près conduites, payées et nourries de la même façon, et qui, formées presque exclusivement de gens sans aveu et d’incorrigibles vagabonds, la plupart enrôlés de force et sous la menace des galères, semaient sur leur passage la désolation et la ruine, et souvent aussi la peste et les pires épidémies. L’on connaît cet axiome qu’on ne songeait guère à contester : « Quand l’enseigne chevauche, elle ne doit rien payer sur les champs, » autrement dit qu’au paysan, on avait le droit de tout prendre, de tout imposer, de tout faire. « Il y a dix ans, écrivait, vers cette époque, Omer Talon, que la campagne est ruinée, les paysans réduits à coucher sur la paille, leurs meubles vendus pour le payement des impositions auxquelles ils ne peuvent satisfaire et que des milliers d’âmes innocentes sont obligées de vivre de pain de son et d’avoine et n’espérer d’autre protection que celle de leur impuissance. Ces malheureux ne possèdent aucuns biens en propriété que leurs âmes, parce qu’elles n’ont pu être vendues à l’encan… »

Ces traits étaient communs à toutes les armées d’alors, et le corps français qui guerroyait en Piémont fournissait son contingent à ces désordres, à ces pillages, a ces malversations. Sans désemparer, Le Tellier, dès le premier jour, s’employa à y mettre un terme. A peine est-il arrivé qu’il fait des exemples : « Deux cavaliers, écrit-il, ayant été arrêtés à Carmagnole, saisis de la marchandise qu’ils avaient volée le même jour, je m’y rendis le dernier jour de ce mois, au soir ; le lendemain, premier du courant, instruisis leur procès et les jugeai avec les officiers des régimens de la garnison, et les fis exécuter l’après-dînée. Leurs corps sont aux avenues des grands chemins pour la satisfaction du pays et servir d’exemple aux autres. » Sans cesse Le Tellier parcourt la contrée, rendant cette justice sommaire et expéditive, more castrensi, comme il la qualifie lui-même, mais que lui paraissent commander les brigandages qu’il s’agit de réprimer, et surtout de supprimer. « Je visite, écrit-il le 12 novembre 1641, tous les quartiers si soigneusement qu’il ne se passera rien dont je ne sois informé bien particulièrement. Si mes soins ne produisent pas le fruit que désire le pays, au moins aurai-je la satisfaction d’y avoir fait tout ce que j’aurai pu et qu’on ne me reprochera pas lâcheté. »