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Tellier avait acheté, en 1624, une charge de conseiller au Grand Conseil ; il avait ensuite occupé les importantes fonctions de procureur du Roi au Châtelet de Paris ; puis il était devenu maître des requêtes. En cette dernière qualité, il avait accompagné en Normandie le chancelier Séguier afin d’y coopérer à la répression de la révolte des Va-nu-pieds. Dans cette mission comme dans tous ses précédens emplois, il avait montré la plus souple intelligence, une puissance de travail peu commune, une expérience consommée, beaucoup de prudence naturelle et acquise, un air de civilité agréable et modeste qui excellait à dissimuler les visées d’une ambition toujours en éveil, mais sachant attendre pour « choisir ses momens et aller à ses fins » avec une adresse incomparable ; en un mot, et on le disait déjà de son temps, il était « la politique même. »

Par ce passé, et surtout par ses dons de nature, ses qualités d’esprit, ses connaissances à la fois très variées et très précises, Le Tellier était donc tout désigné pour devenir un de ces intendans de police, de justice et de finances, que Richelieu armait, par délégation, de l’omnipotence royale, bien sûr d’avoir en eux, au gré de son inflexible volonté, des instrumens de règne, quotidiennement dominés par la crainte, sans cesse entretenue et ressentie, d’encourir sa redoutable disgrâce, et au besoin surexcités dans leur zèle par les blessures d’amour-propre ou les durs propos que ne leur ménageaient point les grands seigneurs, qu’ils avaient mission de réduire et chez lesquels l’orgueil de la race devait survivre à la réalité de la puissance[1].

L’intendance de l’armée d’Italie étant devenue vacante par suite de la captivité de d’Argenson, le titulaire, Michel Le Tellier, appuyé par le surintendant des finances, Claude de Bullion, fut appelé à faire l’intérim du prisonnier. Dès son arrivée en Piémont, Le Tellier entra en relations suivies avec Mazarin, alors chargé d’affaires de France auprès du duc de Savoie, et n’aurait même pas été, dit-on, sans lui consentir quelques prêts d’argent. En tous cas, par l’aide que lui prêta Le Tellier dans de délicates négociations avec la Cour de Turin, Mazarin, reconnut très vite chez le nouvel intendant des qualités qu’il devait d’autant plus apprécier qu’avec un moindre

  1. C’est ainsi, au dire de Voltaire, qu’un jour « le comte de Grammont, voyant Le Tellier sortir du cabinet du roi, le comparait à une fouine qui sort d’une basse-cour, en se léchant le museau teint du sang des animaux qu’elle a égorgés. »