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rang des ouvriers de la Révolution. Si d’ailleurs ils n’avaient point parlé, la Révolution se serait-elle faite sans eux, pour des raisons politiques, ou plutôt encore économiques ? On peut le croire, et pour notre part, nous le croyons volontiers. L’histoire est une chose complexe, et toutes choses « étant causantes et causées, » il faut bien qu’on tâche d’ « éclaircir » mais non pas de « simplifier » les événemens. Il y a du vrai dans ce qu’on appelait, il y a quelques années, la « conception matérialiste de l’histoire, » mais comment et pourquoi serait-elle toute la vérité ? Ce ne sont pas non plus les « philosophes » qui ont créé, pour ainsi dire, les « revendications « révolutionnaires ; ils ne les ont pas inventées ; et elles sont dans la nature des choses. Mais déjà pourrait-on dire qu’ils ont établi par avance le nombre de ces « revendications, » et qu’ils en ont donné la formule. Je ne suis pas de ceux qui ne voient dans la Déclaration des droits de l’homme qu’une prose vaine et déclamatoire. Qui dira le pouvoir d’action de quelques proses qu’on appelle « vaines et déclamatoires ? » J’ajoute qu’en même temps que son caractère de précision dans la doctrine, ce sont les « philosophes » qui ont donné à la Révolution son caractère d’universalité. Si le paysan et l’ouvrier n’avaient été mus que par la faim, il n’y aurait pas de « principes de 1789, » et la Révolution ne serait pas la Révolution. Notre amour-propre, ou plutôt notre vanité nationale a pu s’en exagérer l’importance, et peut-être avons-nous cru l’événement plus considérable qu’il ne l’était dans la réalité. On verra cela dans quelque mille ans. Mais cette figure de grand événement ce sont les « philosophes » qui la lui ont donnée, et peut-être est-ce encore lu quelque chose. Car, en demeurant strictement, « locales, » d’autres révolutions, comme les révolutions d’Angleterre, sont demeurées strictement « historiques ; » ne se sont point, comme la nôtre, proposées à nos méditations, ne comportent pas toute une conception de la vie et du monde. La « philosophie du XVIIIe siècle, » c’est la forme intellectuelle de la Révolution française, et n’est-il pas bon, en dehors de toute autre considération, que l’incohérence des événemens historiques soit quelquefois ramenée à des conditions intellectuelles ?


F. BRUNETIERE.