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les cochers lisent sur leurs sièges ; les soldats lisent au poste, et les commissionnaires à leur station. » Les commissionnaires et les cochers font, je pense, partie du peuple ! Et que lisent-ils ? des almanachs, sans doute, ou les romans de la Bibliothèque Bleue, mais peut-être aussi quelques-uns de ces volumes ou quelques-unes de ces brochures que font paraître les « philosophes, » quelques-unes de ces « feuilles » ou de ces facéties qui remplissent les dix ou douze volumes des Mélanges de Voltaire. Le peuple, en France, semble avoir toujours eu le goût de la lecture, et déjà, même sous l’ancien régime, l’école primaire avait fortifié ce goût. Nous ne comprenons pas toujours, mais nous lisons quand même ! Le « cocher sur son siège » ne comprend guère les raisonnemens économiques de l’Homme aux Quarante écus ; et, n’y ayant rien, ou peu de chose, en dehors d’une diatribe contre Rousseau, dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, nous ne voyons pas bien ce qu’y ont trouvé les « commissionnaires » de ce temps-là ! Mais, quoi qu’il en soit, ce que nous pouvons affirmer, c’est que les plus retentissans des écrits de nos « philosophes » ont pénétré plus profondément que l’on ne le croit dans les couches populaires du XVIIIe siècle. Le « peuple » qui a fait la Révolution n’a pas toujours compris les « philosophes, » — et encore ceux-ci sont-ils toujours si difficiles à comprendre ? — mais il les a lus, et comme on l’a vu par l’opinion de Marie Phlipon sur Voltaire, on peut dire qu’au moins a-t-il parfaitement discerné en eux ce qu’il y avait de sympathie ou d’indifférence relative pour ses propres maux.

M. Roustan insiste avec raison sur un autre point. « En ce temps-là, nous dit-il, la puissance d’extension de l’idée est très grande, parce que les contacts entre citoyens sont plus fréquens [que de nos jours] et plus intimes. Les associations de toute sorte n’ont jamais été aussi multipliées ni liées aussi solidement depuis l’ère moderne : le citoyen qui fait partie de son comité, de quelques sociétés de solidarité ou de bienfaisance, est plus isolé de nos jours que ne l’était le membre d’une corporation religieuse, d’une communauté d’arts et métiers. » Et il ajoute : « Tenons compte, en outre, de ce détail que nos ancêtres vivaient beaucoup plus que nous dans la rue. C’est une vérité qui été définitivement établie : au village, la place publique mérite beaucoup plus ce titre qu’à l’époque actuelle. » Et voici encore un témoignage qu’il emprunte à Mallet du Pan : « J’ai