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bien rarement, — parmi les témoins de la propagande philosophique dans les années qui précèdent la Révolution, et elle n’est, je crois, pas même nommée dans le livre d’Aubertin, par exemple, sur l’Esprit public au XVIIIe siècle. Ce serait des lettres de ce genre et des Mémoires qu’il nous faudrait essayer de retrouver dans nos archives de province. Nous n’avons guère jusqu’à présent, sur les « rapports des philosophes avec le peuple, » que des témoignages « bourgeois. »

Les philosophes d’ailleurs ont-ils eux-mêmes eu l’idée de s’adresser au « peuple, » je veux dire à la foule ou au nombre ? C’est une question qu’il ne faut pas confondre avec celle de savoir ce qu’ils ont pensé du « peuple ; » et M. Roustan n’a pas toujours évité la confusion. Il s’est donné beaucoup de mal pour justifier Voltaire sur quelques endroits de sa Correspondance, et il n’y a pas complètement réussi. La violence de l’expression a sans doute plus d’une fois, surtout dans la Correspondance, dépassé la vraie pensée de Voltaire ; et il est plus humain, — c’est sa gloire, — que quelques boutades ne le donneraient à, croire. Mais sa véritable opinion sur le peuple est bien celle qu’il exprime dans un passage souvent cité de sa lettre à Damilaville, datée du 1er avril 1766 : « Je crois que nous ne nous entendons pas sur l’article du peuple, que vous croyez digne d’être instruit. J’entends par peuple la populace qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s’instruire ; ils mourraient de faim avant d’être philosophes. Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorans. Si vous faisiez valoir comme moi une terre, et si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon avis. Ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois, c’est l’habitant des villes : cette entreprise est assez forte et assez grande. » Il n’y a pas ici de « boutade, » et Voltaire ne s’amuse point. Si, dans le long article de Damilaville, — c’est l’article Population de l’Encyclopédie, — il a noté, pour le contester, ce qui regarde « l’instruction populaire, » c’est avec intention, et parce qu’il lui paraît « essentiel, » comme il le dit, — « essentiel » et non pas seulement « avantageux » ou « utile, » — qu’il y ait des « gueux ignorans. » Je crois qu’à l’exception de Rousseau, peut-être, et de Diderot, c’est le sentiment commun des « philosophes » sur l’article du peuple, Nous nous en serions aisément rendu compte si nous nous étions tout à l’heure attardés dans les « saisons, » et