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qu’elle fut une fine et enchanteresse Syrène. Celuy-là s’est enfin rendu indigne de vivre par ses vices ; et celle-cy infâme par sa vie. D’où on peut inférer de tout cecy, avant de le voir dépeint dans le récit de ses actions, jusques à quel point de laideur est arrivée la difformité de ce monstre, qui a si parfaitement bien imité de semblables parens.


Si, enfin, le père de César Borgia, au rapport du même Tommasi, le préférait à ses autres enfans, c’est parce que, de tous, César promettait d’être le plus sûrement un monstre, « pour son grand cœur (ce qui signifie : pour sa hardiesse à entreprendre), la vivacité de son esprit, et la cruauté de son naturel, qui… le faisoient juger capable de parvenir un jour aux plus augustes faveurs de la fortune. »

Le « monstre » qui est en César, sa mère s’emploie du reste à le développer, à le porter à sa perfection. Prédisposé et comme préparé par cette double hérédité, Alexandre VI et la Vannozza, il « receut les premiers rudimens de la civilité, de mesme que le reste de ses frères, de l’éducation et des exemples de sa malicieuse et rusée mère, qui ne pouvoit donner, étant une source impure, que des eaux troubles et de très mauvais documens, qui furent à peu près ceux que vous allés voir ; sçavoir : que, quand bien il abandonneroit son esprit à la tyrannie des vices les plus détestables, il devoit se mettre fort peu ou point en peine de cela, pourveu qu’ils pussent faire régner dans son cœur la seule inclination de son propre intérest, luy mettre dans la bouche un langage qui fut opposé aux sentimens de son âme, de démonter son visage selon la conjoncture des temps et des personnes, et de l’avoir tel qu’on le peut trouver chez une trompeuse dissimulation. »

A l’astuce, il sut tout jeune allier la vigueur et l’audace. Renard et lion, entier en ces deux parties, et « descouvrant deux bestes sauvages en une, » c’est bien un personnage de Machiavel, c’est bien le type que Machiavel fixera, c’est bien son homme. Vainement Tommaso Tommasi et, à sa suite, Alexandre Gordon essaient-ils de le contester, en alléguant le nombre relativement petit des passages de ses Œuvres où le secrétaire florentin parle en historien du duc de Valentinois. Il se peut que d’autres auteurs aient « traité de ce sujet beaucoup plus au long ; » mais il est sûr qu’aucun ne l’a touché plus « au vif ; » ni Alexandre Gordon, ni Tommaso Tommasi lui-même. Au surplus, ils eussent sans doute changé d’avis sur l’importance du