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Nous n’oserions pas, pour notre compte, faire un éloge aussi absolu de la propriété : nous connaissons des propriétaires très malheureux. Les biens matériels ne suffisent pas à tous nos besoins, et le discours de M. Viviani n’effacera pas dans la mémoire, ou plutôt dans la conscience de l’humanité, l’antique parole que l’homme ne vit pas seulement de pain. Il y a des douleurs que la fortune, même la plus grande, est impuissante à faire oublier et des deuils qu’elle ne guérit pas. Mais M. Viviani n’a pas d’autres consolations à leur donner. Il devrait s’en montrer humilié et désolé : c’est de là, au contraire, qu’il tire tout l’orgueil de sa philosophie sociale.

On nous pardonnera une dernière citation : elle est nécessaire. « La troisième république, a dit M. Viviani, a appelé autour d’elle les enfans des paysans, les enfans des ouvriers, et dans ces cerveaux obscurs, dans ces consciences enténébrées, elle a versé peu à peu le germe révolutionnaire de l’instruction. Cela n’a pas suffi. Tous ensemble, par nos pères, par nos aînés, par nous-mêmes, nous nous sommes attachés dans le passé à une œuvre d’anticléricalisme, à une œuvre d’irréligion. Nous avons arraché les consciences humaines à la croyance. Lorsqu’un misérable, fatigué du poids du jour, ployait les genoux, nous l’avons relevé, nous lui avons dit que derrière les nuages il n’y avait rien que des chimères. Ensemble, et d’un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus. » Libre à M. Viviani de trouver son geste magnifique ! Il est difficile de briser plus brutalement l’essor des aspirations humaines vers les régions supérieures, et de les faire retomber plus lourdement sur la terre pour les y attacher plus bas. M. Viviani nous enferme dans les jouissances de la matière. Et il se réclame de la révolution de 1789 si résolument spiritualiste ! Et il prétend se rattacher à la révolution de 1848, si généreusement idéaliste ! Les journaux socialistes ont eu raison de dire le lendemain de ce discours que jamais encore gouvernement n’avait tenu un pareil langage. Non, certes ! Les républicains avaient protesté jusqu’ici qu’ils ne faisaient pas la guerre aux croyances religieuses. Qu’ils les partageassent ou non, ils les respectaient sincèrement. M. Briand l’a même répété. Mais M. Briand et M. Viviani étant ministres l’un et l’autre, qui nous dira lequel des deux représente le mieux le gouvernement ? Le premier a laissé entendre que les croyances religieuses mourraient doucement de mort naturelle ; le second les a déclarées déjà mortes ; il a fait plus, il s’est vanté de les avoir tuées. Dante avait écrit à la porte de l’Enfer : Abandonnez ici toute espérance. Il l’écrit, lui, à la porte du Paradis. Il n’y a pas de Paradis ;