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à réunir, en lui, l’âme d’un fonctionnaire et le sang d’un prince.

Encore n’est-ce pas seulement sa naissance qui l’a condamné à être un mécontent. Cet homme doux, paisible, effacé, avait toujours nourri l’ambition de devenir un grand homme. Dès sa jeunesse, il s’était accoutumé à prendre conscience de son éminente valeur intellectuelle ; et le premier volume de ses Mémoires nous montre avec quel soin il s’était préparé pour le rôle important qu’il s’attendait à jouer. Sans cesse, dans son journal intime, dans ses lettres à sa mère et à ses sœurs, il exprimait l’espoir que les laborieuses semailles où il se livrait lui produiraient une riche et glorieuse moisson. Et cette ambition naturelle s’était développée d’année en année, au cœur du prince, d’autant plus ardente qu’elle était plus secrète. Le 8 septembre 1872, il écrivait à son beau-frère : « Si quelque chose pouvait me conduire à souhaiter d’être le successeur de Bismarck, ce serait la joie que j’éprouverais à poursuivre jusqu’au bout la lutte religieuse engagée par lui. » Déjà il se voyait recueillant la succession de Bismarck, et tenant dans ses petites mains la fortune du monde. Hélas ! il allait avoir d’abord à recueillir la succession d’Arnim, puis celle de Manteuffel ; et lorsque enfin lui échut celle de Bismarck, d’autres mains s’étaient, désormais, chargées de tenir la fortune du monde. Dieu et les hommes, décidément, avaient barré la voie aux nobles ambitions du prince-fonctionnaire ; et l’on comprend sans peine que, à mesure qu’il achevait de le constater, son fonds originel de mélancolie se soit changé en une amertume désespérée. « Il vaudrait mieux, pour tout homme, n’être jamais né. C’est ce que, déjà, Sophocle a dit ; et, depuis lors, des siècles ont passé ; et chacun sait cela, et l’oublie chaque jour, et se traine de son mieux jusqu’au soir de sa vie, et obtient des postes honorifiques et des décorations, et puis s’en va et est oublié. » Le vieux prince Clovis de Hohenlohe était encore chancelier impérial quand, le 1er août 1899, il résumait en ces quelques lignes les impressions qu’il emportait des quatre-vingts ans de son existence, toute comblée « de postes honorifiques et de décorations ; » mais déjà, et depuis longtemps, il sentait s’appesantir sur lui cet « oubli » dont la pensée l’avait toujours effrayé. Du moins aura-t-il pu avoir, avant de mourir, la consolation de songer que son rôle n’était pas fini, que l’oubli qui le désolait n’était que provisoire, et que l’Europe entière, bientôt, allait être forcée de lui accorder l’attention que lui avait obstinément refusée, de son vivant, l’inintelligence ou le mauvais vouloir de ses contemporains.


T. DE WYZEWA.