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avec les mêmes problèmes et travaillées à peu près par les mêmes besoins.

Il est exact encore que l’histoire se recommence sans cesse et que le présent nous aide à comprendre le passé. M. Ferrero est infiniment habile à moderniser toutes les choses d’autrefois. Veut-il nous faire saisir l’importance du rôle de Lucullus qui n’éveille dans notre esprit que des souvenirs peu nets et des images effacées ? il nous transporte brusquement dans l’histoire contemporaine et substitue à la silhouette vague du général antique l’effigie en plein relief de Napoléon surgissant, pour la révolutionner, dans l’Europe d’il y a cent ans. A l’idée toute livresque d’une Italie en train de se démocratiser au lendemain des guerres puniques, il substitue la notion récente et concrète des changemens occasionnés par les progrès de l’industrie en Angleterre et en France au XIXe siècle, dans l’Italie du Nord et en Allemagne depuis 1848, dans l’Amérique de Washington et de Franklin depuis la guerre de Sécession. L’aristocratie romaine devient celle de notre faubourg Saint-Germain, et la plèbe cosmopolite enrôlée par César pour les élections devient la Tammany Hall de New-York. Auguste est un Président de république, Néron un intellectuel et Agrippine une nationaliste. C’était déjà le procédé dont Renan avait étrangement abusé. Entre des civilisations que séparent tant de siècles, il faut qu’il y ait, malgré tout, des différences essentielles, énormes, et qui rendent inacceptable une assimilation trop absolue. C’est une nuance à garder, et M. Ferrero n’en tient pas toujours suffisamment de compte.

Si d’ailleurs l’historien de la Grandeur et Décadence de Rome est coutumier de certaines exagérations, n’est-ce pas encore un effet de sa formation intellectuelle ? Ce sociologue a manqué d’une sorte de première éducation historique. Beaucoup des vues qu’il propose sont moins nouvelles qu’il ne se l’imagine et moins personnelles qu’il ne le croit avec une incontestable bonne foi. D’autres avant lui les avaient indiquées, développées, enseignées ; mais il vient de les découvrir, et il s’en est avisé par lui-même ; il apporte à les mettre en valeur cet élan et cet emportement, cette complaisance et cette outrance qui sont presque indispensables quand on veut attirer l’attention sur une vérité jusqu’alors insoupçonnée ou méconnue. Le rôle même des forces économiques, dans l’avènement et les transformations de l’empire, n’avait pas échappé aux historiens de Rome ; ce qui appartient en propre à M. Ferrero c’est d’y avoir tant insisté, de l’avoir grossi et parfois au-delà d’une juste mesure.

Par suite de ce même souci, très louable, de ne relever que de