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l’auteur de sa victoire, mais il va en devenir le prisonnier. Parvenu à la dictature, il ne pourra jamais s’y installer avec sécurité : toujours à la veille d’être abandonné, aussi peu maître de l’univers que maître de soi, il n’a été que le fantôme d’un ambitieux et d’un tyran. Après quoi une dernière surprise nous est réservée : c’est d’entendre l’historien appliquer encore à César la qualification d’homme de génie, soit qu’il ait cédé à l’habitude, soit que cet ennemi des grands hommes ait voulu se livrer à une exécution retentissante et trancher d’un seul coup toutes les têtes qui dépassent le niveau moyen.

En revanche, toute l’influence est reportée du côté de l’œuvre inconsciente des foules, et toute l’importance attribuée aux infiniment petits. Les campagnes des grands généraux et les savantes combinaisons de leur stratégie n’ont laissé d’elles-mêmes qu’un vain souvenir ; pourtant il arrive qu’on en voie survivre un résultat imprévu, modeste autant que précieux, et qui dure jusqu’à nous. Par exemple, Lucullus, parmi beaucoup de dépouilles, rapporta du Pont un arbre ignoré jusque-là, le cerisier. « Quand, au printemps, nous voyons au milieu d’un champ un cerisier étaler la neige violacée de ses fleurs, souvenons-nous que c’est là, échappé aux naufrages historiques de vingt siècles, le dernier vestige des conquêtes gigantesques de Lucullus. » Les réformes par lesquelles les législateurs se proposaient de sauver la société ont disparu, avec ces sociétés qu’elles n’ont pas préservées de la ruine. Mais voici qu’au cours d’une année, et précisément marquée par une recrudescence de troubles, les marchands exportent dans les provinces de l’huile fabriquée en Italie. C’est un petit fait et qui, à l’époque, passa presque inaperçu. « Ce petit fait a son importance, parce qu’il nous montre que même au milieu de cette terrible dissolution politique, et en dehors des quelques guerriers et politiciens dont la personnalité encombre l’histoire, une multitude d’hommes qui n’ont pas laissé de nom continuaient, infatigables, à transformer l’agriculture et l’industrie. » Tels sont les véritables ouvriers du progresses seuls auxiliaires utiles à l’humanité dans sa marche en avant.

Comme nous aimons à personnifier dans un homme certains momens décisifs de l’histoire, de même nous nous plaisons à rendre compte des plus grands changemens de la politique par des explications romanesques. L’ironie des moralistes aime à assigner aux grands faits de petites causes. « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, la face du monde était changée… » Les anciens n’avaient pas manqué de fabriquer ce « roman d’amour » qu’ont repris après eux tous