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bonnes gens, qui me marquent beaucoup d’amitié et qui évitent de me gêner et de m’ennuyer. » Que l’affection qu’ils lui témoignent soit sincère ou intéressée, la chose ne lui importe guère, ayant, dit-elle, contracté de longue date l’habitude, en pareille matière, de se contenter de la simple apparence : « Eh ! qui est-ce qui en a le sentiment ? En s’examinant sérieusement, ne trouve-t-on pas que tout ce que l’on fait n’est que pour soi ? »

Que se passa-t-il par la suite ? Quel orage bouleversa cette heureuse harmonie ? Je n’ai pu trouver sur ce point d’indication précise. Le vraisemblable est qu’il n’y eut ni scène, ni querelle violente, mais, d’une part, l’impatient ennui d’une compagnie insuffisamment distrayante, de l’autre, le dépit de voir la bonne volonté méconnue. Toujours est-il qu’après une année d’expérience, l’association se rompit, et que les deux époux reprirent la route de Provence : « Mon neveu et ma nièce s’en retournent dans le mois de juin, mande sans explication la marquise à Walpole[1] ; vous les aimez mieux à Avignon qu’ici. » Jamais, à partir de ce jour, elle ne prononce leur nom ; mais on va voir pourtant qu’elle tint religieusement parole et n’oublia pas l’héritage.

La solitude reprit alors son cours, la solitude dans les ténèbres, plus morne que jamais, plus que jamais dénuée d’espoir et de consolation. A lire certains propos échappés de sa plume, on sent qu’elle a touché le fond de la misère humaine : « L’ennui est un avant-goût du néant ; mais le néant lui est préférable ! » Son activité cérébrale, cette étonnante jeunesse d’esprit, sur lesquelles les ans n’ont point prise, ne peuvent qu’irriter sa souffrance en lui faisant sentir plus vivement toutes ses pertes. « J’ai un corps de cent ans, et une tête qui n’en a pas vingt. Je me hais et je me méprise. » Tous les gens qu’elle aimait ou qui amusaient ses loisirs, sont morts ou la négligent ; chercher de nouvelles connaissances, elle n’en a ni le goût ni la force ; aussi a-t-elle un instant la pensée de renoncer d’elle-même à ce monde qui la quitte et de finir ses jours dans l’ombre d’un couvent : « Ce qui m’empêche de mettre cette idée à exécution, écrit-elle, c’est la nécessité où je serais de changer de domestiques. Et puis, quand j’examine mon caractère, je conclus que je ne puis trouver la paix ni le bonheur nulle part. » Alors, pour tuer les

  1. 28 avril 1780. — Éd. Lescure.